Introduction d'une conférence donnée le 9 décembre 2017 à la HEAR Strasbourg, département didactique visuelle dans le cadre du cycle de conférences "Écrits féministes" sur une invitation de Sandra Chamaret.

 

 

Un jour ou l’autre, il faut s’immobiliser dans un lieu protégé et pouvoir laisser jaillir l’indomptable, pouvoir batailler avec ce mot,
ce mot-boulet.
Il y a des mots valises, des mots porte-bonheur et des mots explosifs.
Il y a des mots qui, à peine nés, ont déchaîné les foudres et les polémiques. Toutes les tentatives de définition, d’appropriation du mot « féminisme » n’ont jamais apaisé sa fougue. Plus les années déposent en strates des féminismes, plus l’histoire des féminismes s’écartèle. Le mot entraîne un sur-régime.
À lire les derniers essais de théoriciennes féministes 1, on suit la tentative (impossible) de certaines d’entres elles d’essayer de mettre à plat les concepts, les mouvances au sein du féminisme. (Si vous débutez et que vous voulez avoir une vision panoramique, vous pouvez débuter par la bande dessinée : Le féminisme, La petite Bédéthèque des savoirs, Tome 11. Texte Anne Charlotte Husson. Dessin : Thomas Mathieu. Et Comprendre le féminisme par Marie-Hélène Bourcier (texte) et Aleksi Cavaillez, Max Milo, Essai graphique, 2012). Rien ne calmera ce mot : autant profiter de son bouillonnement continuel, contre vents et marées.
En 2017, on caractérise le féminisme par des vagues, nous en serions à la troisième.
Les vagues féministes - rageuses, berçantes, déstabilisantes, à peine perceptibles- n’ont pas assez déferlé, à découvert, sur le design graphique.
Les troubles conceptuels et comportementaux, ces fissures intimes que provoquent les lectures/mots féministes  sont tout aussi essentiels que précieux (dorénavant, quasi des « éveils » classiques). Ils demeurent notamment pour tous les étudiants (genre universel), des étapes dans leur parcours, des étapes de (dé)construction. Comme des pavés irréguliers, préfigurant les décalages créés par le temps, ils provoquent des déplacements. Les tempêtes féministes sont des expérimentations qu’il faut acquérir par soi-même. (N’espérez pas que le mot disparaisse : c’est une épreuve initiatique).

Au fil des années, en tant qu’enseignante, il me semble que déposer ce « mot » dans le parcours de mes étudiants est un moyen — un des plus fonctionnels — de les aider à construire un parcours sur le long terme.
Je me dis qu’un jour ou l’autre, pas forcément en cours, ni dans cette décennie, ce mot  et toutes ses explorations rhizomiques pourraient demeurer une source de réflexions pour penser l’autre, la différence, la différenciation, les héritages et les catégories.

Un mot. (Un mot n’est-il qu’un mot ?). Pourquoi se raccrocher à un mot ? Pourquoi ce mot attise-t-il tant d’angoisses et de tentatives de réductions, de dévotions ou de destruction ? « Rien de plus efficace que de détruire un vieux mot, un mot nocif et corrompu, qui a provoqué bien des mauvaises choses en son temps mais qui est tombé en désuétude » écrit Virginia Woolf dans son livre Trois Guinées, en parlant du mot … féminisme.  Pour son argumentaire, elle fait mine de le brûler.  « Regardez comme il flambe ! Quelle lumière danse sur le monde. Comme le monde en est illuminé ! » 2.
Dans l’absolu, je ne sais jamais ce que ce mot veut dire en « vrai », en « dur », ce qu’on veut dire à travers lui. Le mot m’échappe. Il provoque une impossibilité à le circonscrire, à le figer dans une définition. Je ne parviens pas à le comprendre en soi, mais toujours face à un(e) individu(e), à ce qu’il/elle cherche, ce qu’il/elle scrute,  aux aspirations et aux peurs qu’il/elle projette sur ce mot.

« Nous avons choisi de nous appeler « féministes », il y a dix ans, non pas pour défendre le mythe de la femme ou le renforcer ni pour nous identifier avec la définition que l’oppresseur fait de nous, mais pour affirmer que notre mouvement a une histoire et pour souligner le lien politique avec le premier mouvement féministe ». (Monique  Wittig, La Pensée Straight, Éditions Amsterdam, 2013, p 51).

Si lors de vos études, ce mot devient un sujet, un axe de recherche, tranquillisez-vous face à la masse qui vous tombe dessus en si peu de temps, vous ne parviendrez ni à la synthétiser, ni  à la problématiser. Ne vous attendez pas aux Félicitations (aucun jury ne peut obtenir 5/5 à la case « distance critique »). Imaginez que ce mot est comme un ou plusieurs petits cailloux gênants, blessants, constamment au fond de vos poches, de vos chaussettes. Ces cailloux deviendront des repères qui vous ramèneront au concret et à la matière de vos rêves, non pas des porte-bonheurs, mais des porte-épreuves. Même si vous les jetez, ils vous retrouveront. Vous continuerez à cheminer avec, et certaines le cisèleront comme un diamant noir.

Les vertus féministes mûrissent avec l’âge.

 

Un mot. Insistons sur la dimension lettres, la saveur, le pouvoir, l’évanescence des mots.
Parce que
Ce mot renvoie à une littérature.
Des sommes théoriques.
Des mètres cubes de romans écrits par des femmes.
Des linéaires de poésie.
Des heures d’interviews d’actrices, de cinéastes, de créatrices.
Des paroles de chansons.
Des mots en lutte avec la page blanche, de la lourdeur d’une stèle millénaire, silencieuse.
Dans ce domaine, je suis étrangement élitiste, je doute si « on » emploie le mot féminisme et si « on » n’a rien lu. Les féminismes sans le poids des textes n’ont qu’une saveur tiède. Il n’est ni un slogan armé, ni une relance publicitaire, ni une intrigue prétexte, il est un territoire politique, intellectuel, poétique, artistique dont l’exploration ne cessera pas.
L’empreinte des lectures féministes ouvre des horizons à jamais instables.
Les haches féministes éveillent à un tremblement intérieur, une contrariété vitale et participent à échafauder une structure mouvante, enlisante, qui permet, simplement comme le dirait Paul Ricœur, d’accepter très tôt de vieillir et de se déjouer d’un narcissisme (emprisonnant). Les lectures féministes : « des expériences d’éternité » 3.

 

Le titre de cette conférence est double et trouble.
Je mettrai mes propos en tensions, devant leur contradiction,
et devant cette indécision entre disparaître et être.
Pour élaborer une construction créative et intellectuelle, il faut s’accorder du temps à soi, c’est-à-dire disparaître de l’être (social, de l’égo). L’être a besoin de disparitions. Les autres 4 en lui transforment ses devenirs et ses sensibilités, floutent une substance consistante. L’être féministe (d’autant plus aujourd’hui, où à chaque interview : « êtes-vous féministe ? ».  Ou pire « êtes-vous vraiment féministe ? », ces questions, tranchantes, sonnent comme celles d’un Jugement Dernier, car la réponse est attendue comme LA réponse-balance) est un être pour qui la disparition fonde une structure politique ET poétique. La disparition (de la création, de la parole, de l’histoire, etc.) reste au cœur de l’expérience féministe, mais l’être féministe justement pour l’intensité de cet être — autres, multiples, indomptables — a besoin de disparition de tout ce qui serait idéologique.

La conférence a deux objectifs clairs :
en tant que graphiste, ne pas avoir conscience des enjeux liés au féminisme et aux théories du genre , est irresponsable. Pour cette discipline — le graphisme — qui s’enorgueillit de tant de valeurs humanistes : fonctionnalisme, utilité publique, partage, etc. qui a pour desseins, l’éducation, la transmission, l’information, la connaissance, ne pas se confronter aux thèmes (et aux méthodes) qu’ont soulevé le féminisme et les théories du genre revient à (se) voiler le regard. (John Berger, Voir le voir, Éditions B42, 2014).
Si vous êtes des funambules, autant ne pas accentuer les phénomènes de cécité partielle.
Si vous êtes les metteurs en formes de cette société, vous la manipulez, vous la classez, la dominez, l’orientez, l’informez, la sensibilisez tout en reconnaissant qu’elle vous évalue avec toutes ses grilles et qu’elle vous confine. Nous avons souvent l’impression, aidés de nos souris, de surfer sur l’infini de la connaissance plurielle. Mais nos prochains chemins sont préfigurés en fonction de nos préférences, nous ne dépassons guère nos propres orientations.  Il faut avoir conscience que le design graphique peut être un outil de fermeture, qui ternit, rabougrit. À différents registres, le design graphique restera sous tensions.

« Si j’ai parlé de tension, c’est que l’œuvre, qu’elle soit d’homme ou de femme, n’est jamais une. Le livre lui-même n’est jamais un. L’écriture tout à la fois institue et destitue le livre. L’écriture, dans l’harmonie et la continuité de sa langue fait taire et résonner à la fois la polyglossie » 5.
Le deuxième objectif est lié à mon salaire d’enseignante.

Le DNSEP en poche, vos chances de survies, presque plus que de visibilité, en tant que graphistE se réduisent, immédiatement, après votre sortie.
Un jour, plus tard, quand vous serez active au point de ne plus pouvoir penser à votre activité ou inactive dans le  secteur de votre choix, il vous faudra aller puiser de la force, pour continuer au-delà de l’épuisement, des doutes, des empêchements (intérieurs et sociétaux). La charnière féministe peut se révéler décisive, une mine révélatrice.

Je ne connais pas une graphiste qui, à un moment ou un autre de sa carrière, ne s’est pas posée des questions profondément féministes, même si elle n’a pas forcément ou jamais employé le mot.

En second cycle, j’ai entre 75 à 90 % d’étudiantes. Depuis des décennies, les écoles supérieures d’art sont majoritairement féminines. Quand je commence mes premiers cours de second cycle, voici une question que je peux refouler : dans combien de temps ces étudiantes seront-elles face au « dispar/être »? Comment dès maintenant, en tant qu’enseignante, participer à désamorcer ce processus de disparition ? A quel moment, à cause de quels faits, selon quelles logiques intraçables, « la société » (cette chimère, ce bouc-émissaire) aura-t-elle eu raison de vos rêves, de vos ambitions, de votre « nécessité créatrice » ? Car ces écoles supérieures d’arts, qui accueillent majoritairement des filles, qui vivent grâce à elles (votre énergie, votre argent), ces écoles aux desseins nobles de transmission, de constitution de personnalités fortes, cultivées, singulières, ces écoles savent -chiffres et enquêtes à l’appui- que vous allez vous effacer avant l’heure. Bien malgré elles, elles vous effacent. C’est encore trop rarement avec nos noms qu’elles s’enorgueillissent de leur utilité publique. Support d’information et de communication, l’encyclopédie Wikipédia en témoigne. Les écoles supérieures réussissent à transformer l’avenir de la société par des artistes, des graphistes  (en soi, ils existent peu), hommes (https://fr.wikipedia.org/wiki/École_supérieure_d%27art_et_design_Le_Havre-Rouen) À la catégorie « Anciens élèves » en cette date du 9 décembre 2017, le lien wikipédia de l'école d'art du Havre ne mentionne aucune femme, celui de Rouen : trois). Il ne s’agit pas ici de chiffres, de parité, mais de respecter une profession de foi (égalité/liberté/créativité).

Comment vivre avec cette colère devant cette trahison (taiseuse) des écoles d’art ?
Comment avoir le moins d’aigreurs possibles devant mes propres incohérences, inefficientes et continuer à enseigner l’histoire à des praticien-nes ? Face au sablier de l’effacement, le temps ne s’écoule pas avec la même régularité.

Cette conférence est généraliste.
Elle pourrait s’intituler :
« Une bonne graphiste est une graphiste invisible ».
(En écho à cette phrase, quelques « Calamity Jane » vous apparaissent à la rescousse).
En toile de fond de ma conférence, comme une structure invisible, quelques questions simplistes, faussement provocantes, poivrées d’humour.
Chaque question renvoie à des livres, des affiches, des situations, etc.
Des questions ridicules tellement elles ont des airs de rengaines. (Elles témoignent de ma logique de marionnette éduquée aux théories féministes). (Ce texte a peut-être déjà été écrit en 1997, 2004, 2011).
Évidemment, elles caricaturent, elles noircissent la réalité et les évolutions de ces quinze dernières décennies. Elles brutalisent.
Elles ont pour but de penser dans la continuité de l’histoire féministe, de rappeler la réalité de siècles de domination blanche masculine, de quelles manières, ces siècles nous ont formés. Nous en sommes innervés. Les ombres de l’histoire pourraient-elles être éloignées par des siècles, elles restent des ombres agissantes. Demandez à Sisyphe et Prométhée. Il s’agit également de questionner au sein du design graphique ces notions d’universel et de neutralité, de quelles manières, elles touchent à la violence.
« J’ai toujours vu dans la domination masculine, et la manière dont elle est imposée et subie [...;] ce que j’appelle la violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes, qui s’exerce pour l’essentiel par les voies purement symboliques de la communication et de la connaissance ou, plus précisément, de la méconnaissance, de la reconnaissance ou, à la limite, du sentiment ». (Bourdieu, La Domination Masculine, Seuil, Collection Liber, 1998, p.7).

Pourquoi y a-t-il eu (s’interdire le présent et des projections dans le futur) relativement peu de grands femmes graphistes ?
Une bonne graphiste est-elle toujours une graphiste invisible ?
Le cercle élargiE de l’AGI et les archives numériques atténueront-ils l’obsolescence accélérée des graphistEs?
Tant qu’il n’y aura que des exceptions, elles confirmeront la règle de la domination (blanche) masculine ? Pourquoi les Éditions Lars Müller n’ont-elles pas dans leur pack « swiss heroes » une monographie de Rosmarie Tissi ?
Qui a peur d’une femme (graphiste) ? Quoi, tu ne connais pas les (femmes) Grapus ?
À quoi sert le féminisme dans les champs perméables du design graphique? Pourquoi la graphiste est-elle d’utilité publique ? Partager merci.
Pourquoi les affiches des Guerilla girls ne vieillissent-elles pas? Quels cosmétiques fonctionnalistes utilisent-elles ? Less (woman) is more (man)?
Qui a dessiné le logo de Wonder Woman ? Recherche une démultiplication internationale d’Irma, désespérément.
QCM : Le duo : une cellule d’épanouissement ? une mascarade ? un entre-deux ?
Interdite aux Beaux arts (jusqu’en 1897), coincée entre les arts appliqués et les arts décoratifs, pourquoi la femme si (bien) préparée au 19e siècle à la révolution (graphique) a-t-elle été écartée ? / invisible ? / timide ? dans ce passage à l’ère de la reproductibilité ?
Comment ouvrir les chapitres (éditoriaux, muséaux, etc.) à d’autres voix, à d’autres peaux, à d’autres fantasmes ? Le torchon brûle !
Surfaces (infinies) de désirs (et de régimes disciplinaires), les productions de design graphique peuvent-elles inoculer les traversées désirantes de ceux dont le désir n’a que trop rarement eu l’occasion de se manifester (ou d’être explorés) ?
Quand les écoles d’art prendront-elles le taureau par les cornes ? Critical care.
Réveillez, secouez les ayants-droits des graphistEs.
Lâchez tout ! Ne renoncez à rien (si ce n’est au binaire) et encore moins aux contradictions et aux passions paradoxales.

Dans les exemples que vous verrez lors de cette présentation, se glisse un certain nombre de travaux d’étudiantes. C’est aussi en tant qu’enseignante que le graphisme m’intéresse, comme expérimentations ambitieuses, minutieuses, parfois insoumises. Lors de jurys de DNSEP, nous voyions beaucoup de projets brillants, extrêmement bien menés. On sait qu’au-delà du genre ou des déterminations sociales, cette intelligence aura du mal à s’imposer dans la société. Toute lueur (graphique) est fragile. Autant pour mes étudiants que pour mes étudiantes, il s’agit de penser l’après. Ce mot « féminisme » aussi explosif soit-il s’avère être un mot rempart (fictif peut-être) contre l’inéluctable, le précariat, la vulnérabilité des parcours. Ce mot « féminisme » s’apparente à un cheval de Troie dont j’abuse (souvent) — mais il est habitué à ce qu’on abuse de lui. Je m’en sers peu comme une arme de guerre entre les genres, mais comme une zone d’invention : des genres et des écritures au-delà des couches (imperméables) sociétales.  Les lectures, les réflexions et les failles féministes constituent une part, conséquente et tacite, de la base de mon enseignement en histoire du design graphique. Elles me permettent de continuer, d’accompagner mes étudiant-es à inventer leur « place », à trouver « le corps » 6. Les lectures, les réflexions et les failles féministes tissent cette ossature robuste et souple de ce Cheval de Troie, qu’il revient à chacun(e) d’entre vous d’inventer.

« Le féminisme a toujours été pour moi de l’ordre du mouvement plutôt que de l’ordre des définitions, voire même des théories.», Françoise Collin, op.cit., p.152.

Les illustrations sont extraites de la présentation mise en page par Marion Caron. Cette introduction sera suivie des différentes questions abordées lors de la conférence, qui auront été réécrites et seront données en accès libre.

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