Dans le sillage de Pierre Faucheux, Massin participa à créer l'univers visuel et typographique du livre français dans les années 1950, 1960 et 1970. Ne choisissant le statut d'indépendant qu'en fin de carrière, Massin laissa aussi une trace d'abord au Club des livres, puis chez Gallimard, Hachette, etc. Massin est une figure déterminante dans l'histoire graphique de l'édition française.

 

Une rencontre avec Massin donne lieu à un flux intarissable de souvenirs et d'anecdotes. Avec lui, les repères habituels se brouillent. Des préoccupations, une échelle temporelle et un paysage intellectuel autres émergent. Comme un personnage de La Condition humaine de Balzac (qu'il affectionne), son arrivée à Paris après la Libération a été synonyme d'ambitions. Le jeu des rencontres y pourvoira. À peine installé, il devint le secrétaire de Tristan Bernard avec l'espoir d'intégrer le monde du théâtre. Son parcours le mena ailleurs, mais toujours dans le monde des livres, et Massin côtoya le grand Paris d'après guerre. Il dissimula très tôt son prénom sans pour autant renier ses origines et son passé de fils de sculpteur-graveur beauçois. Aujourd'hui, à 79 ans, dans le quartier du Montparnasse, qu'il n'a pas quitté depuis cinquante ans, Massin est toujours aussi alerte. Du haut de sa vie, l'homme continue des travaux amorcés il y a plus de trente ans (comme Pierrot lunaire1). Il poursuit sa quête d'hyperactif sur le qui-vive, œuvrant toujours, et davantage le week-end, « au calme dans mon laboratoire à la campagne ». Déjà, à l'époque où il était salarié, Massin écrivait ses mémoires de jeunesse lors des réunions éditoriales chez Gallimard, consignait son Journal en désordre dans le métro. « À la fois pour tromper et défier le temps, tout en parcourant l'espace » — 2. Voici quelques repères à travers une conversation à bâtons rompus avec l'homme et ses écrits. Au-delà de sa vie qu'il conte, sa vision du graphisme se dessine aussi fraîche que désinhibée. Son œuvre est à (re)découvrir.

 

Au service de Gallimard

« J'ai consacré 95 % de mon travail à l'édition, dont une vingtaine d'années à Gallimard » — 3. En février 1948, Massin devient secrétaire de rédaction au bulletin mensuel du Club français du livre. Il découvre alors l'envers du décor et la mise en page. Au sein des Clubs du livre, la rencontre avec Pierre Faucheux sera décisive. « Dans les années 1960, la typographie suisse débarquait en France, elle a permis un grand nettoyage. Avant, nous étions "maquettistes", le terme de "graphiste" est apparu à ce moment, sous l'influence des Suisses. En raison de la guerre, la France avait six ans de retard ». Mais des individus bouleversèrent la donne. « En typo, Faucheux a tout inventé. Surtout l'insolite ». Massin parle du travail de Faucheux comme d'un véritable coup de théâtre, à l'origine de précieux changements. « En voyant son travail, je suis devenu graphiste. Au début, je l'ai copié et cela pendant plusieurs années. Il m'en a voulu longtemps, on s'est réconcilié plus tard, à la publication de La Cantatrice chauve. Durant dix ans, Massin expérimente, bouscule les codes visuels et tactiles, tout en structurant le corps du texte. « En 1949, je commence à réaliser des couvertures pour le Club français du livre, en 1951, je suis propulsé chez Horay, puis chez Juillard, chez Calmann-Lévy, etc. Je n'arrive pas à comprendre comment les éditeurs ont accepté nos projets montrés avec les calques superposés où ils ne voyaient pas grand-chose. Je pense qu'ils nous faisaient confiance, un peu aveuglément ». En 1958, après quelques dîners préliminaires chez Gaston Gallimard, Massin intègre la prestigieuse maison d'édition en tant que maquettiste. « J'ai tout créé chez Gallimard. Avant, l'imprimeur et le fabricant réalisaient la maquette. Exceptionnellement, Gallimard faisait appel à des personnes extérieures pour la couverture. Rien n'était stable dans les collections. J'ai amorcé un travail de récurage, un labeur obscur, j'ai repris la typo de tous les livres courants. Un pôle maquette se met peu à peu en place : d'abord seul, Massin a, douze ans plus tard, une douzaines de personnes sous sa direction. Il établit différentes collections, parfois fugaces . En 1970, la "révolution du livre de poche" déferle sur l'Hexagone. Gallimard lance Folio et Massin lui donne son apparence. Sa structure est déterminée par une typographie (le Baskerville Old Face), une liberté concédée à l'image, qui peut être illustration, photo ou peinture. Le tout est sur fond blanc (« le blanc est une couleur qui met en valeur toutes leus autres ») . En deux ans, cinq cents couvertures paraissent . « L'importance de la jaquette est née dans les années 1970 avec la télévision. Si une couverture était montrée à l'écran, les ventes s'accroissaient considérablement, aussi devait-elle être reconnaissable ». Dans son recueil L'ABC du métier, Massin donne quelques recettes : « comme une affiche, une couverture est vue d'un passant ; une bonne couverture devrait être un scandale visuel », mais si toutes disposaient d'un même degré de scandale ou des mêmes couleurs, leur pouvoir serait annulé. Alors, Massin préconise comme essentiel « de n'y placer qu'une seule idée ». Le graphiste tempère souvent ses conseils, refusant tout systématisme, toutes ces recettes sont nulles devant le talent d'un graphiste. « Il n'y a pas de loi dans le domaine. Par contre, je mets constamment en garde les jeunes contre la mode. Si pour Folio, je l'avais suivie, au bout de six mois, mon travail aurait été démodé. Une typo à la mode aurait été reprise à satiété dans tous les médias, très vite, elle aurait lassé. Aujourd'hui, une collection est renouvelée quasiment tous les six mois, tout est sacrifié au goût du jour ». Outre Folio, la collection L'Imaginaire (1977) est une des créations qu'il apprécie le plus : elle repose sur une identité typographique, homogène et hétérogène, qui requiert également l'altérité. Trente ans plus tard, les deux collections affirment toujours leur efficacité. En France, le niveau des couvertures est très élevé. Dans l'édition américaine, il y a le pire comme le meilleur ; généralement, une couverture vend un auteur en caractères dorés. La notion de beaux livres ennuie Massin : Raréfier un livre est un non-sens, l'imprimerie a été créée pour le multiple. Le graphiste a imaginé moins d'une dizaine de livres objets ou d'édition de luxe, et il a toujours préféré les livres accessibles aux ouvrages hyperspécialisés. Une belle mise en page n'est pas toujours estimable en soi, elle est toujours à rapprocher du texte ou de son époque (le public). Massin ne parle pas d'un livre sans parler de son auteur ou de son histoire — 4. « Dans les années 1960, nous avons contribué à soigner le livre et j'ai œuvré pour le livre courant ». Il mène des considérations identiques sur l'affiche. La différenciation entre une affiche culturelle et une affiche commerciale l'agace : « Une affiche est une affiche, son rôle est de faire vendre, quels que puissent être les moyens qu'elle emploie pour atteindre ce but, si elle est laide et qu'elle fonctionne, tant pis, si elle est belle, tant mieux, elle fera plus tard ma fortune des collectionneurs » — 5. « Est-ce que Lautrec, Colin, ont voulu faire des affiches culturelles ? Non, ils ont fait des affiches pour le grand public ». Les expérimentations de Massin sur le livre sont autant grand public que culturelles, elles facilitent la lecture et en diversifient les procédés. C'est dans cette optique que, durant les années 1960, le graphiqte met au point, par différents essais, une "typographie expressive".

 

Un cas d'école : L'entrée sur scène

« J'ai mis en forme La Cantatrice chauve en cinq ou six mois, les week-ends, après ma semaine chez Gallimard. J'ai été le maître d'œuvre de l'ensemble. Nous avons fait jouer les acteurs chez Gallimard. Henry Cohen les photographiait — 6. Je n'aurais sans doute pas réalisé ce livre, sans L'Épiphanie (1947) conçu par Pierre Faucheux ? Mais je ne m'en inspire pas. J'ai découvert le texte de Ionesco dans une revue du collège de pataphysique, qui publiait quelques extraits . J'étais fasciné, j'ai vu la pièce plus d'une vingtaine de fois, j'ai décortiqué le texte, réplique par réplique. Un soir, après une représentation, j'ai montré une prémaquette de quatre pages à Ionesco, il m'a encouragé : "Continuez, faites ce que vous voulez, mais mon texte est enseigné en classe, veillez à ce qu'il soit lisible" ». Le texte reste accessible bien que dénué de ponctuation (remplacée par des blancs) même si, sur scène, il est par moment inaudible. Le mouvement prime dans le déroulement des pages. « Le silence de deux minutes paraît interminable pour le spectateur. Il est par conséquent distendu ici sur quarante-huit pages, soit un quart de l'ouvrage ». Massin en concevra trois maquettes différentes, en français, en anglais et en américain et le livre a été réimprimé en 1981. « Gallimard n'y croyait pas vraiment, mais l'a publié à 4000 exemplaires pour me faire plaisir (j'ai proposé des pourcentages à 0,5 % pour que le livre voit le jour). À l'époque, j'ai eu une presse considérable dans les revues littéraires, l'intérêt des écoles de graphistes est arrivé plus tard. Il y a trois ans, j'ai recomposé une version colorisée, chaque personnage avait sa couleur propre. Jugée trop chère, la réedition ne se fit pas ». La Cantatrice chauve est une pièce clef dans la carrière de Massin. Premier travail personnel (et non commandité), elle renouvelle les rapports de la typographie et du théâtre. Le texte est littéralement mis en scène amenant une troisième dimension dans la page. « Le lecteur voit la pièce comme s'il y était ». Avec ce livre, Massin dissout le graphisme avec les autres arts. « Au même moment débutait ma recherche sur le baroque, je commençais à penser l'interaction des arts ». Aujourd'hui, avec l'informatique, ses compositions peuvent paraître faciles. « Quelle patience, il m'a fallu. J'ai travaillé avec la technique du croquis calqué, une méthode archaïque que François Thibaudeau préconisait vers 1903 ! » (Massin travaille sur ordinateur depuis une dizaine d'années). « Ce qui est surprenant, c'est que j'ai été peu imité, mis à part quelques pastiches dans la presse. Il n'y avait pas d'antécédents et j'espérais que La Cantatrice chauve servirait de modèles pour l'édition des pièces de théâtre. Que leur lecture, par la redondance des noms des personnages, soit moins laborieuse ». Le peu de retombées et de reconnaissance sur la scène graphique continue en France. Massin n'a jamais enseigné. Il en donne une explication simple : autodidacte, il n'a aucun diplôme. À défaut, plusieurs de ses ouvrages à caractère didactique donnent des conseils pratiques aux étudiants. De plus, ses conférences sont davantage suivies à l'étranger qu'en France. Autre évènement symptomatique : Massin est membre de l'AGI « depuis peu ou depuis très longtemps ». Massin l'intègre aux côtés de Cassandre et autres affichistes dans les années 1960. Le temps passe, Massin et l'AGI s'éloignent, il réintègre une nouvelle fois l'association en 2002, coopté par Philippe Apeloig. Depuis un peu moins de cinq ans, on redécouvre Massin à l'étranger, grâce notamment, à deux expositions, l'une créée aux États-Unis (Massin in continuo : a Dictionnary), l'autre en Corée du Sud, sur l'idée du typographe Ahn Sang-Soo. Différentes approches d'expositions sont tentées en France, mais avortent, la bibliothèque Forney préfère la tranquilité et « les graphistes moribonds », les Arts décoratifs découvrent que Massin n'est pas un affichiste — 7 et le Centre Pompidou propose une exposition mais en contrepartie d'une donation considérable de ses œuvres. Ce qui reviendrait à dépouiller le fond Massin rassemblé à Chartres (regroupant 5000 ouvrages, classés selon ses différentes casquettes : typographe, maquettiste, photographe, affichiste, directeur artistique, éditeur délégué écrivain, auteur graphiste, conférencier, journaliste, animateur radio, réalisateur d'exposition). Le graphiste refuse.

 

De la musique à la typographie — 8

Heureusement, Massin laisse une somme impressionnante d'écrits : livres pour enfants, essais sur le métier de graphiste ou sur le baroque, biographies, romans, etc. « En arrivant à Paris, je voulais écrire des pièces de théâtre. J'ai commencé par être journaliste. Puis, d'auteur dramatique, je suis devenu graphiste, par accident. Mais, c'est une vocation qui s'est concrétisée. J'ai toujours eu une mémoire fantastique pour les caractères et j'ai débuté tôt, avant que de savoir lire, en gravant avec mon père mon nom et mon adresse dans un bloc de pierre. […] À force de fréquenter les écrivains chez Gallimard, j'ai eu à nouveau envie d'écrire ». Dans ses écrits, la musique (classique) a une part magistrale. Journal en désordre confirme son omniprésence (enfin mélomane, il contribua à des émissions musicales sur France Musique). Cette connaissance le prédisposa sans doute à penser la page sur un autre registre, avec des notions de rythmes et de mouvements. « Paraphrasant Mahler, je dis que la typographie n'est pas dans les lettres, mais entre les mots, entre les lignes, dans les blancs » — 9. à plusieurs reprises, dans l'adaptation de La Foule d'Edith Piaf ou de Pierrot lunaire de Schœnberg, Massin part à la recherche d'une équivalence avec la hauteur des notes, leur durée, le timbre des instruments. En écho à la propagation du son, la condition essentielle de la réussite plastique est de savoir maîtriser l'espace. La couverture et le livre deviennent des espaces à conquérir et mille manières sont à inventer pour les animer. L'artiste a pour mission précisément d'insuffler la vie à cette chose morte, à ce cimetière de mots qu'est le livre […]. D'une manière générale, on a mis plus souvent l'accent sur sa décoration que sur les qualités propres à en faire un être vivant. À plusieurs reprises, Massin se réfère à Saul Bass et réitère une volonté identique à introduire la cinétique dans la mise en pages, en rythmant les doubles pages comme leur feuilletage et en refusant toute répétition. Ses considérations naissent de l'influence du cinéma, de la mythologie de la vitesse amorcée par les futuristes et aussi de son intérêt pour le barique. Massin a écrit deux essais sur le thème : De la variation, le Promeneur, 2000, Style et écriture du Rococo aux arts déco, Albin Michel, 2001. « La fin des années 1960 date le renouveau de la musique baroque, notamment avec William Christie. Les artistes baroques mélangeaient les supports et les procédés ; dans une église, on ne sait plus quand commence la fresque et où débute l'architecture ou la sculpture ». Cette vision du baroque détermine sa pratique. « Le graphisme en soi n'existe pas. Comme, il n'y a pas de cloisons étanches, je veux être graphiste, écrivain, éditeur, photographe, metteur en scène ». La mise en scène typographique est sans doute l'espace où Massin concrétise au mieux l'interaction des arts10, musique, image et littérature. Dans un répertoire, expressif et intemporel.

 

©Robert Massin, La Cantatrice chauve, 1964, éditions Gallimard.  — 11

Bibliographie sélective

1970 — La Lettre et l'Image, Gallimard (préfacée par Raymond Queneau, commentée par Roland Barthes).

1989 — L'ABC du métier, Imprimerie nationale.

1991 — La mise en pages, Hoëbeke.

1996 — Journal en désordre, 1945–1995, Robert Laffont.

2004 — Azerty, l'alphabet du monde, Gallimard, 2004.

« Le piano des couleurs, son oreille entendait les couleurs, avec toutes leurs nuances, et ses yeux voyaient les chansons, tout comme les conversations des gens entre eux ». Ainsi commence le dernier album pour les enfants illustré par Laure et écrit par Massin, publié aux éditions Gallimard Jeunesse.