Neshan magazine n°29 (IR), version française.
http://www.neshanmagazine.com/Article.aspx?l=2&Id=209
En matière de « book design », le travail de la graphiste Irma Boom est souverain. Chacun des livres de la néerlandaise est un opus à la fois fascinant et déconcertant. La graphiste réussit à provoquer conjointement les deux sentiments chez le lecteur. Ecrire un article sur le travail d’Irma Boom renvoie à une impossibilité d'appréhension, car l’intéressé -le lecteur- ne peut saisir la saveur de ses livres en dehors d’ une expérience réelle– les peser, toucher, feuilleter, lire, s’y perdre- que jamais une description remplacera. La connaissance passe par le fait de se confronter à un poids, de sentir les grains des différents papiers, distinguer les nuanciers colorés, suivre les différents rythmes -imposés ou libres- de lecture. Certains de ses livres sont épuisés, d’autres peu accessibles et lors d’expositions, ils sont protégés derrière une vitrine. Alors il faut profiter de chaque occasion, de chaque bibliothèque pour prendre la mesure de l’œuvre. Cette notion de mesure que soulève Irma Boom est essentielle. Ce que la graphiste donne au book design n’est en rien quantifiable.
En 1996, après 5 ans de travail pour et avec son commanditaire Paul Fentener van Vlissinger , sort SHV Think Book 1996 – 1896 (livre revenant sur le centenaire de l'entreprise SHV), un ouvrage de 2136 pages (non paginées). Cinq ans de recherches documentaires, de construction patiente, acharnée. Le temps que la graphiste consacre à des livres peut paraître anachronique à l’époque où les Cd-Rom ne se lisent déjà plus ou la génération d’un PDF nécessite une minute. Irma Boom affirme que concevoir des livres à l’heure d’Internet est salvateur, car le numérique permet de penser le livre en tant qu’objet.
Si chaque design d’Irma Boom de Zurich est définitivement singulier, chacun opère une tension entre la conceptualisation d’une idée (le sujet du livre, le rapport qu’elle entretient avec le commanditaire) et la sensibilité dans laquelle elle va l’immortaliser. La souveraineté d’Irma Boom réside dans cette adéquation entre un concept et sa matérialisation. Ainsi pour la designer Hella Jongerius, Irma Boom lui confectionne aux éditions Phaidon (2011), une monographie aussi finement cousue que réflexive. D’apparence modeste, un simple fil noir relie 306 pages ! Autre évocation du travail de la designeuse : le titre mis dans le pli du livre, rappelant comment Hella Jongerius aime couper, tronquer, confronter des objets. La couverture blanche permet à l’acheteur de recomposer à sa guise à travers des plastiques colorés repositionnables, le Coloured vase (serie3).
A de nombreuses reprises, Irma Boom a su révéler l’esprit du créateur dont on lui confiait l’œuvre, au-delà, elle dote l’ouvrage d’un regard contemporain et pertinent (car aiguisé) sur un parcours (d’un artiste ou un industriel). Irma Boom ne travaille pas que dans la sphère culturelle, mais aussi dans le monde commercial (pour exemple son ouvrage pour Ferrari). La pratique d’Irma Boom prouve que le graphiste puisse être un auteur au même titre que l’auteur du texte. Irma Boom intervient directement et parfois avec force dans la ligne éditoriale d’un ouvrage.
Quand le Museum für Gestaltung de Zurich lui demande un livre de 144 pages sur sa collection, elle en réalise un livre de 864 pages. Elle se rend dans les archives, sélectionne les oeuvres, se joue des images, des cadres et de l’histoire. Tout comme la collection, la lecture de Every thing design n’a pas de fin, car on peut prendre le livre à n’importe quelle page, et par un jeu d’association, toujours activer nos réflexions. L’objet est extrêmement fonctionnel et maniable. Sa couverture laisse croire qu’elle a été réalisée par un graphiste suisse. Les livres d'Irma Boom dans les sens et les différents niveaux de lectures qu’ils invoquent sont complexes, la linéarité est possible, mais elle n’est qu’une voie possible. En même temps, ce sont des objets extrêmement maniables, souvent des "handbooks" : massifs et légers. Fonctionnels et soignés dans le moindre détail, dans le moindre questionnement de fabrication.
Dans le livre consacré à l’artiste Sheila Hicks, elle dirige autrement le lecteur, l’initie à l’art textile de l’artiste américaine par une tranche révélant l’aspect couture du papier. Le texte du philosophe Arthur Danto qu’Irma Boom trouve essentiel à la compréhension de l’artiste est placé en début dans une police caractère suffisamment imposante pour que spontanément on lise ce texte, non pas comme une introduction traditionnelle, mais comme un passage obligé. A l’inverse pour la monographie d’Otto Treumann, elle minimise le texte le jugeant en-dessous du travail du maître, en le découpant à la manière de colonnes de notes. Elle réalise pour le graphiste néerlandais un travail sur mesure – hautement intrusif- par une mise en page réglée au millimètre*, rythmée par des jeux de zoom assez spectaculaires dans les reproductions. Cet écho cinématographique au travelling est souvent repérable, d’ailleurs un certain nombre de ses ouvrages sont des biographies, elle conte des histoires par de travail un séquençage. Le montage de ses livres se lit parfois dans leur tranche. Elle utilise la couleur comme un élément signalétique, zone de repérage mais aussi comme une composante esthétique– pur plaisir rétinien. Cette dimension picturale, remarquable par cette attention portée aux couleurs (cf Farbe, Grafische Cultuurstichting, 2005), aux matériaux s’explique peut être par le fait qu’Irma Boom a commencé des études de peinture à l'AKI School of Fine Art in Enscheden. Son affinité pour les arts plastiques et l’architecture aiguise son opiniâtreté. Par ses œuvres et son way of thinking, son apparenté à l’architecture contemporaine est manifeste. Dernièrement, elle a à nouveau collaboré avec son compatriote Rem Koolhaas durant un an et demi, pour Project Japan (Taschen 2011). De part et d’autre, dans toute leur production, il est y question de « théorie de la grandeur »*, de voyages continus, de constructions qui vont toujours au-delà de leur fonction pour porter un part d’imaginaires, de fantasmes d’une société, de scénarios... Un autre trait lié à l’architecture, Irma Boom aime collectionner et réaliser des minuscules livres dans la tradition des « chefs-d’œuvres », des prototypes miniatures, d’une œuvre qui par son ampleur ne pourra jamais être condensée (sa Biography in books ne mesure que 50 sur 38 mm pour 704 pages !).
Irma Boom a d’ores et déjà largement contribué à renouveler, à inventer le book design. « My ambition is to developp the significance and the limits of the book » . De livre en livre, elle questionne ses possibilités, la réflexivité que produit un livre, en tant que structure, sculpture, matière à penser. Les livres, par sa pratique, ravivent cet outil, cette impulsion à la liberté (liberté en tant qu'affirmation d'un projet et liberté de penser différemment).
Irma Boom est née en 1960, elle est membre de l’AGI depuis 1997
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