Commissariat et journal d'exposition.

MABA- Nogent-sur-Marne.

https://www.fondationdesartistes.fr/evenement/maba/variations-epicenes/

 

Variations épicènes (texte d'introduction)

Dans des temps troublés et troublants, il est d’autant plus précieux d’affirmer le design graphique comme un « acte culturel à part entière1 ».

À part entière, sans le couper de sa réalité contextuelle, collaborative et de son rôle de « porteur public de message2 ».

Sans une tenue graphique, nos sommes de connaissances, nos flux de données, nos récits, nos institutions culturelles, publiques, nos systèmes d’orientations, s’étiolent, liquident à un système marketé, les idées de partage, de transmission, d’émancipation. Les graphistes donnent, ils ont donné une dimension singulière, souvent symbolique, parfois universelle à tant de nos objets, culturels ou du quotidien. Leurs conceptions consolident tout matériau lisible et visible3. Le design graphique est un maillon relieur dans un ensemble culturel, sociétal et technique de plus en plus complexifié. Il est si peu (visible, appréhendé, rémunéré) et pourtant, il est décisif. Il est un acte conscient, non d’une quelconque souveraineté (héroïque), mais de la nécessité d’une pratique réflexive.

Les graphistes français∙es luttent pour que leurs actes culturels ne soient pas bradés, éclipsés voire des lettres mortes. Le graphiste Cassandre est devenu, dès les années 1930, un symbole de cet engagement. Chaque génération reprend, à sa manière, ces revendications pour que le graphisme contribue à transmettre, penser, structurer, traduire, commenter, parfois résister et transgresser. Derrière ces actes cul-turels, dont souvent on ne mesure pas la force, il y a des actrices4, fortement impliquées. Ici, en France, depuis des décennies.

« Variations épicènes » n’est pas un panorama, mais une ouverture sur une réserve inépuisable qui devra être à l’avenir davantage documentée, archivée. L’exposition s’est construite autour d’une imbrication de trois chemins continus, trois trames de réflexions. Se figer sur un corpus semblait contraire à cette volonté de variations. Ce proces- sus de travail, rarement stabilisé, fait place aux hors-champs, au déséquilibre, inquiet de ne pas se conformer à une seule « grille de vision5». Différentes voies, donc, pour révéler des voix en acte. La première trame se focalise autour de (presque) sept projets de sept graphistes autrices. Chacun de ces projets dépliés au rez-de-chaussée permet d’entrer dans les coulisses d’un laboratoire intellectuel, poétique, formel ; de comprendre les heures de recherches en amont. Comment une graphiste a-t-elle composé, peaufiné, osé ? Comment des graphistes, à corps perdus, à têtes pensantes, ont-elle élaboré un acte culturel ?

Chaque projet déploie des enjeux, des compétences techniques, une méthodolo- gie de travail, inscrite dans un contexte et une attention spécifique aux publics. Chacun témoigne d’une vision du design. Il sera demandé aux visiteur∙ses à chaque change- ment de projet de s’adapter à une élasticité de la compréhension. Chacun∙e éprouvera la multiplicité du design graphique. Et, c’est une épreuve de passer entre l’hétérogénéité et les multiples champs d’application du graphisme.

Il s’agit de s’immerger dans l’intensité du travail de Sylvia Tournerie pour Arte, d’Anette Lenz pour le Centre chorégraphique du Havre, de Marie Proyart avec et pour Dominique Gonzalez-Foerster, de Susanna Shannon pour les Unes de Libération, de Margaret Gray pour les archives départementales du Bas-Rhin, de Catherine Guiral pour ses écrits sur le design graphique, de Fanette Mellier pour Matriochka. Toutes élaborent des productions culturelles indépendantes et critiques.

Dans un cube blanc différent, d’autres ou davantage de projets auraient pu être dévoilés. Alors, la salle à l’étage se présente comme une antichambre à la fabrique de l’exposition ou à la fabrique de l’histoire. Elle a été pensée à mi-chemin, entre le cabinet

de documentation et la pièce de basculement. Elle consolide le savoir et rajoute d’autres points de vue. Elle se voudrait être une pièce de préparation en constante alimentation où d’autres graphistes affirment leur savoir-faire et leur contribution (notamment : Atelier 25-Capucine Merkenbrack et Chloé Tercé, Line Célo, Aurore Chassé, Agnès Dahan avec Raphaëlle Picquet, Claire Huss, Maroussia Jannelle, Clémence Michon, Lisa Sturacci, Valérie Tortolero).

Le troisième chemin relie le tout. Il doit sa construction à des « cailloux » accumulés au fil des années, à Virginia Woolf, Françoise Collin, Monique Wittig, Christa Wolf, Joyce Carol Oates, Carla Lonzi... et à des échanges à bâtons rompus avec des graphistes depuis 2001. Ce troisième tableau s’apparente à une constellation chuchotante. Ce chemin de dames symbolique contribue, entre repères imperceptibles et piliers fondamentaux, à soutenir une histoire du design graphique plurielle. Voir, c’est découvrir à nouveau.

Dès le début, il semblait évident d’activer la création contemporaine : Audrey Templier et Julie Rousset ont pensé, organisé graphiquement cette aventure. Leurs recherches font partie de l’exposition. Le socle et l’unité du dispositif de monstration ont été confiés à Kevin Cadinot, plasticien et scénographe.

« Variations épicènes » est une tentative de réponse à une commande claire de la MABA : une exposition collective de graphistes femmes.
Graphiste est un mot épicène.
Épicène, adj. dont la forme ne varie pas selon le genre.

Epicène comme le prénom Cassandre, le nom de scène que se choisira un des fondateurs du design graphique. Cassandre, un hommage palimpseste à l’essai poly- phonique de l’écrivaine Christa Wolf, paru en 1983.

« Variations épicènes » se concentre sur les processus d’émergence des projets, sur la pratique de graphistes autrices, à l’œuvre.

D’autres graphistes auraient pu, auraient dû apparaître ici. D’autres variations sont possibles. Merci à toutes les graphistes exposées, impliquées, pour leur confiance et leur participation active.