Ce texte s’écrit rétrospectivement, sur un bout de table, dans les coins d’un atelier, parmi les souvenirs des odeurs entêtantes des encres, grâce à tous ces moments, où j’ai pu observer Yann Owens à l’œuvre, avec ses étudiants, des artistes/graphistes en résidence, avec ses instruments, avec ses objets éditoriaux en cours d’impression. Yann Owens ne met aucune frontière entre son travail d’enseignant et son travail d’artiste. Est-ce la raison pour laquelle son atelier est si prolifique et qu’il ne faut pas détacher son travail de son cadre, l’atelier ? En tant qu’enseignant artiste au centre d’une plate-forme de manipulations, il atténue les distinctions entre les différents registres de la matière créative. Inlassablement, Yann Owens est en cours, à l’œuvre. Il compose une « suite continue dans le temps » — 1. Ce texte s’écrit en coulisse, sciemment, dans ces précieuses marges. Justement, les marges, ces espaces, qui, au quotidien disparaissent comme des espaces temps « oubliettes », demeurent des silences fondamentaux, des socles, et si elles ont suffisamment d’écho, aspirent à davantage de retrait et de concentration.

 

Dans un coin d'atelier

Dans cet atelier, je me suis souvent repliée pour y puiser cette énergie particulière, rayonnante et pour y comprendre, en tant qu’universitaire, ce qui singularise un atelier dans une école des beaux-arts. Le mot atelier traîne un lourd héritage, balloté qu’il est du Moyen Âge à nos jours, entre les définitions de l’artisanat à de l’art. Au Moyen Âge, il s’imposait comme un foyer économique et artistique permettant un travail en commun. Les artistes garderont cette notion d’atelier mais y intensifieront la notion de maître (et inévitablement, pendant des siècles, il sera un lieu d’hommes). L’atelier délimite un périmètre de pouvoirs, un microcosme de gouvernance et de transmission. Ainsi, l’atelier demeure un lieu complexe, historiquement, académiquement il réunit des arts et des êtres — 2 et cristallise les discordes. Il pourrait se prétendre un tensiomètre d’une école. « Joost Schmidt succéda à Bayer à la tête de l’imprimerie et du département de publicité. Son travail et son enseignement furent fondamentalement différents » — 3.

 

Aujourd’hui, un atelier de gravure et de sérigraphie évoque un endroit surchargé d’outils, de techniques en sursis et à réactiver. Les strates de temporalité s’y heurtent concrètement. Le terme « atelier » peut paraître désuet ou hostile à l’ère de la révolution numérique et des FabLab, mais il était déjà malmené il y a un siècle après la révélation duchampienne, qui faisait de l’œil et de l’entendement les facultés ultimes de l’art. Avec le ready-made, d’une certaine manière, l’œil se libérait de ces mains aussi encombrantes qu’omniprésentes pour laisser la confection aux machines. À l’inverse, l’atelier opère une résistance et perpétue une tradition, celle de l’éloge de la main dans l’art, avec elle, les notions de faire, de l’apprentissage, de cette équivoque idée de discipline — 4. Dans un atelier, l’étudiant se fera la main. Il redécouvrira sa main qui a concrétisé sa première appréhension au monde, cette main au cœur de sa relation à soi, aux autres et aux choses, cette main si perfectible qui a continuellement besoin d’instruments pour nous développer. « La bête sans mains, même dans les plus hautes réussites de l’évolution, ne crée qu’une industrie monotone et reste sur le seuil de l’art » — 5. Passer par un atelier, c’est franchir un seuil. L’atelier permet le déploiement de la dextérité, et surtout de l’intelligence de la main. Peut être que la révolution industrielle nous a autorisé à nous leurrer, à oublier notre dépendance à la main, à l’intelligence de la main. La main saisit. La main écoute. La main rassure parfois plus décisivement que le Verbe. Elle sait siffler et gifler quand elle s’impatiente de trop d’approximations. Car la main est productrice de matières et de bruits. Reposer ses mains, c’est se risquer à les laisser vous démanger. Pourquoi s’occuper les mains, si ce n’est pas pour certains, déplier la force créatrice ? La main est un instrument de mesure qui cherche l’au-delà des limites spatiales ou découvertes. Entre les lignes de L’éloge de la main d’Henri Focillon, on se surprend à imaginer la partition fougueuse des mains de Victor Hugo. D’ailleurs, quand Rodin en 1890, lui dresse un monument, l’écrivain est pris entre ces deux mains, l’une à l’écoute d’une muse inquiétante et l’autre apaisant les flots. Il n’est guère étonnant que ce premier projet ait été refusé à l’unanimité : que disait-il de la maîtrise de notre monde rationnel, ce Victor Hugo en équilibre et prisonnier entre deux mains ?

 

Combien de fois par jour, Yann Owens entend-il des commentaires sur ses mains? Ses mains sales, ses mains noires, évoquent par écho la prudence des nôtres, de notre univers nourri de détergent, d’adoucissant, de neutralité, nourri de cette idée qu’il ne faut pas s’abîmer. Les mains encrées de Yann Owens absorbent le surplus de matière. Elles récupèrent, décident, guident. Elles ne supportent pas de laisser des tâches, de déraper, de créer des millimètres de décalage non prévus. Les mains empreintes de noirs, conglomérat de couleurs usées, absorbent l’entièreté de l’être accaparé par sa tâche. Les mains trahissent dit-on l’âge, le tremblement, l’inquiétude. Car la main vieillit prématurément de tout ce qu’elle n’a pas eu le temps d’acquérir dans le laps de temps humain. L’œil la regarde à distance, parfois ironiquement, travailler, manœuvrer, lutter contre les défis que sa volition provoque. Toujours, les mains joueront le premier rôle de marteler notre finitude. En 2000, dans Les glaneurs et la Glaneuse, Agnès Varda filme le geste terrestre de glaner (mains au sol) et cueillette par grappillage (mains dans les airs). La cinéaste filme sa main auteure qui tient la caméra, elle filme sa main qui vieillit, sa main, la premier morceau d’elle qui lui rappelle sa mort. Il faut faire œuvre avant que la main se résigne et se fige. Cette courte scène introspective montre ce jeu de l’œil aux mains, cette tentative récurrente de l’œil de saisir l’engouement de main. Pourquoi la main est-elle toujours là ? À la portée de vue de l’œil? Pourquoi lui échappe-t-elle toujours? Les mains sont des fragments d’autoportrait qui n’ont pas besoin de miroir. Telle Narcisse cherchant à solidifier les ondes sur l’eau, nombre de sculpteurs donnent à leur main des veines de marbres. Pour cette exposition, Yann Owens a moulé ses mains. Sur ces mains blanches (les mains d’un double parfait ?), il a accollé une mouche. Une coquetterie ? Un rajout symbolique de temporalité et de dégradation ? Un dégoût ou une fascination de la main empreinte, ultime vanité de l’artiste ? L’œil n’aura jamais cette relation à l’appréhension et au vieillissement. D’où son arrogance, l’œil oublie parfois sa consistance de denrée périssable. L’œil ne se moule pas, ne se touche pas, il est définitivement coupé de toute empreinte concrète mais il tient sa revanche par l’acte photographique. (Ou presque, un doigt décide du clic final). Dans cet indécidable dualité de la matière sur l’esprit, il ne s’agit pas de révéler une éminence de la machine-corps sur la machine à concepts. « Il s’agit de montrer que le corps dépasse la connaissance qu’on en a, et que la pensée ne dépasse pas moins la conscience qu’on en a » — 6. Qu’amoindrir l’apport (intellectuel) de la main, c’est se restreindre soi-même.

 

Dans un parcours, à un moment donné, la main accentue sa cadence dangereusement, elle travaille sans cesse pour rajouter de la matière, pour laisser toujours moins d’air au vide. L’économie de la main (de la main créatrice, faudrait-il préciser), c’est l’épuisement. Si seulement elle pouvait faire taire les éblouissements intérieurs. Si seulement, elle pouvait laisser une trace, puisque pour elle, faire c’est être. Ces dernières années, le rythme de l’atelier de Yann Owens au sein de l’ESADHaR s’est intensifié. Peut-être pour rattraper la cadence de la production contemporaine, celle du déferlement continu. Peut-être pour prévaloir l’opulence (des formes, comme des ambitions) dans un monde où l’économie de la culture est de plus en plus contrariée et ridiculisée. Peut-être pour laisser advenir et découvrir tout ce qu’elle a appris à maîtriser. La main se modèle en même temps qu’elle se révèle, concomitamment. Peut-être est-ce une autre façon de voir la création de la main d’Adam par la main de Dieu ? De mains en mains, on pourrait regarder la main droite du David, la main gauche de Moïse, la main repliée de l’enfant Jésus de la Madone à l’escalier, la main gauche de l’Esclave mourant, la main droite de Laurent de Médicis (Saint-Laurent, Sacristie nouvelle), les mains de Dieu dans la Séparation de la terre et des eaux, la main gauche du prophète Jérémie et les mains peau de l’autoportrait de Michel Ange dans Le Jugement dernier. Au fil de ces mains signes, de ces mains passages, il faudrait se rattraper et saisir leur mouvement. La cadence de la main esquisse, au sein de l’atelier, des lignes. Les lignes des mains cinglent l’air, virevoltent, soubresautent. «Danser c’est altérer le vide » — 7. La vérité d’un atelier se dessine entre les danses, des mains qui soulèvent le corps. La feuille s’imprime véritablement quand les mouvements de l’artiste trouvent leurs courbes exactes. Tout atelier conserve son poids de trésors, de vieux objets, de techniques qui n’ont pas encore imposé leur concrétisation, il possède virtuellement un langage de tracés de gestes et de savoir-faire. Il est impossible de reconstituer un atelier, on peut le figer en laissant les objets en place, mais il manquera ces mains, orchestrant. Un atelier a une durée de vie très courte. Il n’est défini que par un homme ou par une femme. Autrement, c’est une boîte vide qui attend un successeur. Chaque atelier déploie un être-dans-le-monde. Celui de Yann Owens convoque la rigueur et l’extravagance de certains chorégraphes où il faut se confronter au rythme et à la souffrance pour appartenir à la compagnie. «De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce que l’on écrit avec son propre sang. Écris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit. [...] Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant je me vois au-dessous de moi, maintenant un dieu danse en moi. Ainsi parlait Zarathoustra ». — 8

 

L’excessivité comme un réservoir de création fascine. Écrire, dessiner avec ses mains, pour découvrir qu’elles sont sang. Qu’importe : la souffrance et le plaisir, la grâce et la maîtrise, se dématérialisent. Seules comptent les formes. La danse. Les surfaces dansantes imprimées. Marie-José Mondzain a remarquablement analysé dans Homo Spectactor la complexité des rapports entre mains et images, au creux enlacé de la divinité occidentale et du plaisir sexuel — 9. La main donne la composition de la différence. « Faire une image revient à confier aux mains la tâche d’inscrire une différence, celle qui désigne un autre corps à une main séparée de soi. L’inscription de cette différence a donc à avoir avec l’histoire de nos mains. L’image du monde s’inscrit dans le même mouvement que l’image de la différence des sexes. C’est peut être la raison qui fit du péché d’Onan un crime de même nature que la péché d’idolâtrie ». La main a une franchise, un aplomb, qui n’empêche en rien le mystère : le bloc d’incompréhension. Que viennent faire ces mains, habituellement cachées, au centre de cette installation, à Caen ? L’affiche de l’exposition pensée par un ancien étudiant de Yann Owens, Nicolas Cosson — 10 cite d’une autre manière ce bloc monolithe, puissant, qui s’impose par son poids. La main a une emprise qui signera la différence. Le nœud owensien se complique à cette jonction : comment faire le lien entre cette réalité concrète que forge la main et le noir obscur de ses paysages? Quels paysages ses mains ont-elles décidées de bâtir ? Le terme « paysages » est une notion centrale, revendiquée, depuis plusieurs années par Yann Owens. Reste encore à la circonscrire, par différentes strates et de lui imposer un pluriel.

 

Du dispositif paysage

— Une évidence, de l’ordre du ressenti : Yann Owens délivre des paysages lumière, obtenus grâce à un long travail préparatoire à partir de pigments. L’expertise chromatique permet de prévoir les strates d’une image, imposée par l’impression et/ou par les passages à la trame. La couleur prend corps du papier, se dilue en concrétisant un espace vibrant. À partir de quel moment une couleur diffuse-t-elle une luminosité ? À quelle strate, une image devient-elle lumière ?
— Ses paysages fluent. À force de mélanger la pâte crémeuse, de laisser couler l’encre sur le papier, d’étaler, d’accorder des tons, de tester, d’étirer, de recouvrir, de faire sécher, la couleur est devenue un outil d’enregistrement. Elle consigne l’espace et le temps. Elle le fige. Les espaces colorés deviennent immersifs, ou plus précisément des dispositifs absorption. Ces paysages sont des dispositifs flux. Ils forment des livres, des panneaux. Ils se croisent, se superposent. Si chacun rencontre une délimitation par un objet, chacun refuse l’idée de limite. Ils composent des ensembles hétérogènes mais continus. On pourrait les comparer à la décomposition objectivée d’un montage de film: une ligne continue et heurtée, pensée dans ses différentes séquences, mais à différents angles, à des tailles variables d’écrans. Pour son exposition à La Forme (Le Havre, novembre 2014), le miroitement d’une surface imprimée par le prisme d’un verre pouvait rejoindre un aqua-colorium, ou la scansion étalée des reliures de ses livres. La fascination et l’étude de Yann Owens sur les films américains (ceux marqués par une relation
aux paysages américain : Wenders, Ford, etc. — 11) aident à préciser la portée de ces séquences lumineuses. L’écran détermine le voir. L’œil a besoin de filtres, de cadres, de calques, pas tant pour bien voir, mais pour voir dans la précision, le changement, notre histoires, activer notre conscience, pour appréhender en mouvement. À Gilles Deleuze, le sérigraphe reprend l’idée de « couleur mouvement », « qui passe d’un ton à un autre », et « semble appartenir au cinéma ». La couleur mouvement et son caractère absorbant devient « l’affect lui-même » (p.166 et suivante), au-delà de tout symbolisme ou système narratif . La couleur absorbe tout, le paysage compris. – Du paysage déserté. Yann Owens ne donne pas à voir un coucher de soleil, une vue d’un port, une radiographie de notre urbanité. Il ne révèle aucun paysage extérieur (parfois il nous accorde un bout de photographie, un fragment indiciel d’un lieu), aucune poésie atmosphérique. Il ouvre une liquidité, une liquidité de pure représentation. Un magma lave, qui n’aura jamais assez de réceptacles pour se répandre. La fusion – de la couleur à son support – feuilles, papiers spécifiques, liquides, néon – suit une expansion intarissable, contrastée par une rigueur ascétique dans ses compositions éprouvant l’idée d’une épure enflammée ou d’une « ligne volcanique » — 12. Justement, dans ses paysages, les paysages s’absentent. Ses paysages sont étrangers à tout pays, à toute géolocalisation. Du spectateur au paysage, il ne reste que le face-à-face. De ce face-à-face, où, de part et d’autre, les faces ont disparu (le visage ou le corps humain versus le versant du paysage). Ainsi, Yann Owens fait exister, par une couleur absorption, une autre occurrence de la définition du terme marge, un « intervalle, d’espace ou de temps, latitude dont on dispose entre certaines limites ». Il s’agira d’expérimenter l’idée de latitude dans la confrontation aux dispositifs-paysages.

 

Le paysage peut s’appréhender comme un espace de franchise, où l’être mesure, se mesure. « Décor de son désarroi, manifeste de son incapacité à embrasser le monde, le paysage est le lieu où l’homme se retrouve projeté, lieu qui le dépasse, lieu proprement déceptif. Trop grand pour qu’il s’y arrête, ce n’est plus un refuge, ce n’est plus l’horizon lointain où se projettent ses phantasmes (établir une nouvelle ville, une nouvelle civilisation une nouvelle Jérusalem...) de liberté impossible. Par son immensité même, par son absence de limites et de cadre, le paysage du cinéma devient paradoxalement une prison (The Searchers, 1956, John Ford) ou un tombeau (Thelma et Louise, 1991, Ridley Scott), en rendant manifestes à l’homme ses propres limites » commente Yann Owens. À la suite de sa réflexion sur la couleur mouvement, Gilles Deleuze prélève le travail d’Antonioni et définit qu’avec lui, « la couleur porte l’espace jusqu’au vide, elle efface ce qu’elle a aborbé (p.168) » pour parvenir un plan (ici, un paysage) déshabité. Donner en représentation un paysage réel revient à le rendre cernable. Or les peintures de paysage, peu à peu, nous rendent familiers à un lieu et nous permettent de nous apaiser (par la beauté, la compréhension, etc.). Avec l’intention de déshabiter un paysage, les dispositifs de Yann Owens renvoient profondément à une contemplation intranquille. Que ce soit dans son atelier, ou dans ses ateliers paysages, le travail de Yann Owens met en mouvement. Peut être que ses paysages installations ne nous se focalisent pas sur la faculté écrasante du Voir, mais sur celle d’être debout, d’être un être mouvant dans un paysage. Il ne s’agit pas d’être face à une toile, à un livre, mais face à une immensité qui ne rencontre pas de bords. Ce sentiment d’immensité s’est singularisé par son acte et son lieu de naissance : la main et l’atelier. Sans doute à Urbino vers 1504, Raphaël peint un « biscuit » profane sur un minuscule carré de bois de peuplier (d’un peu moins de 18 cm), les Trois Grâces (l’Allégresse, l’Abondance et la Splendeur). Sur une ligne grâcile et classique, de mains à mains, une femme nue reçoit, sa réplique transmet et une troisième redonne. Pourquoi Raphaël a-t-il consigné cette idée – d’un don flux, continu – dans un si petit carré, idée presque à l’opposé du si fermé et hiérarchique triangle de la Sainte Trinité ? Les paysages de Yann Owens sont des flux, ils ne gardent rien, ils insufflent la circulation de l’encre. Être un sérigraphe, un imprimeur, un éditeur, un enseignant, demande d’accepter la mécanique de la chaîne, de comprendre la nécessité du pilon, de travailler avec la modestie d’un maillon. D’où la récurrence dans son travail de sérigraphe, de réemployer, de faire honneur, à toute la matière tachée utilement, les macules. Ainsi le journal Sine-Macula ou Comment évoluer en milieu humide (2013) rassemble des macules, comme pièce principales, « le papier qui demeure le réceptacle tangible de ces expériences plastiques, le champ où s’articule la rencontre entre les écrans » — 13. Dans ce vide, que fouille le paysage, la couleur se répand. Elle absorbe tout, sauf le vide. « Danser, c’est altérer le vide ».

 

Danser, c’est creuser un paysage dans le vide et découvrir que l’écart ne sera pas comblé. Merce Cunningham dans Second Hand, 1970 plagie au piano l’œuvre d’Éric Satie, met en scène un solo, puis un duo, et pour finir, un jeu de dix danseurs dans un arc-en-ciel de costumes basiques, simplement kitschs, signés Jasper Johns. Second Hand (me) permet d’imaginer comment il faudrait se positionner dans les paysages flux de Yann Owens : danser entre les arts, entre les références, danser entre les œuvres d’une exposition, danser entre la réapparition des redites fondamentales de l’art, danser avec une maîtrise implacable et une liberté inaltérable. Surtout sur un air tonitruant et joyeux (de cette joie incompressible à la tragédie humaine – La leçon des ténèbres — 14). Rajoutons une dernière réflexion sur ces paysages. Ce sont des paysages-lisières. Sur beaucoup des ces dispositifs figure une ligne, ligne d’horizon, presque diaphane qui jointe des surfaces colorées se rejoignant. Manifestement, Yann Owens avec cette ligne, sépare une couleur avec une autre, un format à un autre, un support à un autre. Il ne s’agit pas de la représentation du seuil du réel et de l’imaginaire, de l’illusion et de la vérité ou de la recherche d’une harmonie, mais de la fragile apparition d’un horizon métaphysiques. Deux œuvres, référentes pour Yann Owens pourraient en rendre écho : La fuite en Égypte d’Adam Elsheimer, (1609), et Moine devant la Mer (1808-1810), de Caspar Friedrich. Dans ces toiles, l’obscurité vaporeuse inquiète, les peintres nous positionnent aux portes de notre monde, devant les brouillards de la beauté. Dans les films américains analysés par Yann Owens, un seuil équivalent constitue une frontière naturelle que l’être s’imagine franchir. Ces paysages lisières — 15 matiéralisent le propre de l’homme, son envie de conquête, d’aventures, de franchir des horizons nouveaux, de brusquer le destin. Ils incarnent ces appels à l’incertain et à l’imaginaire. Les paysages de Yann Owens poursuivent cette lignée de paysages, à même d’intensifier la connaissance de notre surface habitable, par la dramaturgie. Ces lisières ne concluent pas à une séparation (ce serait une erreur que d’y lire une ligne de fuite), mais à une concordance entre l’action (et la prise en main) et la vie contemplative. « Chacune (des âmes) contemplant des choses différentes, est et devient ce qu’elle contemple » écrit Plotin dans Les Ennéades — 16. Plotin, qui sera particulièrement lu par L’abbé Suger, acteur de l’architecture lumière, de la beauté comme forme lumineuse, cherche à réconcilier contemplation et action. La surface colorée – surface absorption est d’une manière ou d’une autre une vraie question esthétique (une vraie question incantatoire), ce n’est pas pour rien que Vassili Kandinsky fut le directeur de l’atelier peinture murale au Bauhaus de 1922 à 1925. À la lisière équilibre, les paysages de Yann Owens préfèrent une lisière intensité, d’où leur irridiation, d’où le fait de revenir à l’expression, la « ligne volcanique ». Ses lisières entretiennent la flamme plutôt qu’ils ne l’apaisent. Elles ont l’audace des airs toujours au bord de la rupture des opéras de Mozart — 17. La bordure pelliculaire, énergétique renvoie métaphoriquement à l’espace de l’atelier. Dans un atelier, cube lumineux, se faufilent, se tissent, s’accomplissent en série, des révélations par la main spirituelle — 18. L’atelier de Yann Owens est une cellule connectée, inquiète, à la recherche des dernières inventions techniques — 19, de passerelles avec des artistes interrogeant les dernières programmations, différents logiciels. Un atelier reste un espace de rencontres croisées pour ne pas manquer son rôle fondamental : déverser des images ayant une emprise avec ce monde.

 

Ainsi, il serait dangereux de regarder ses fonds irréels sans les relier à la danse de la main (sa méthode, sa scrutation). Il y a la même exigence intraitable dans chacun des gestes que dans ses images. « Je demande des comptes à chacun d’entre eux : comment avez-vous assumé la tâche que la vie vous a confiée et qu’elle vous confie tous les jours? Je demande : qu’avez-vous fait, et surtout, que n’avez-vous pas fait ? et je sens que je pourrai être inexorable, que je ne vais pas gaspiller ma pitié, que je ne vais pas pleurer avec eux» vitupère Gramsci en 1917 — 20. Devant ses paysages, marges volcaniques, à chacun de se retrouver devant ses règlements intérieurs : la lisière de soi à soi, au sein d’un espace différentiel partagé.