©Frédéric Tacer, Occur Books, 2015.  — 1

 

« C’était un livre spécialement beau. Son papier crémeux et lisse, un peu jauni par le temps, était d’une qualité qui n’était plus fabriquée depuis quarante ans au moins » — 2. George Orwell noue le récit de 1984 autour d’un « in quarto épais et vierge au dos rouge, à la couverture marbrée ». Winston en le subtilisant devient « un criminel » et pour cause, « ce livre, même sans aucun texte, était compromettant » — 31984 dépeint en creux un livre qui ne pourra s’écrire. Le livre, comme pulsation vitale, comme espace de survie où l’individu ramifie une effervescence de pensées diffuses, contagieuses, malades de ne pouvoir trouver l’issue de secours au-delà d’un point final. Le livre se révèle un royaume interdit là où Big Brother règne. Dans cet empire, Océania, le factice, le réel, l’imaginaire, les souvenirs se fondent et fondent une cité anhistorique. Employé archiviste, Winston participe à reconstruire une réalité illusoire, à effacer les traces. Régulièrement 1984 rappelle cette lutte, entre soi et le monde, une lutte qui tente de saisir, de comprendre, de capturer des Réflexions. Winston se débat avec cette intuition, le passé a une vertu (pédagogique, thérapeutique, métaphysique). « Il ouvrit son journal. Il fallait écrire quelque chose » — 4. Il fallait établir des faits, (d)énoncer, avérer l’écriture essentielle, calmer l’angoisse. Avant que la balle ne percute sa nuque, le cerveau de Winston se révèle aussi vierge que le in quarto initial. « Son âme était blanche comme neige » — 5 : un cerveau, une page blanche. « Mais il allait bien, tout allait bien ». Tout redevient blanc, oppressant. Le blanc du livre n’a pas été comblé et le livre n’a pas rempli sa fonction. « il aimait Big Brother ».

 

À ses premières pages, comme aux dernières, cet in quarto vit entouré de menaces imprimées, des affiches. La face d’un homme souriant, énorme, moustachu rythme les pages comme celles des jours de Winston — 6. « Big Brother vous regarde ». Pour le romancier anglais, ce ne sont pas les passants qui regardent les affiches, c’est elles qui les regardent. Elles vous épient, vous surveillent, elles vous captent et savent subrepticement vous encadrer, elles vous ramènent aux règles de la société commune. Elles incarnent des espaces de domination. Centrales de silence dans 1984, centrales d’achats et de divertissements en 2015, les affiches sont les oreilles de la Cité. Qui est le graphiste de Big Brother ? Qui a dessiné, mis en page les traits de ce frère divin tout puissant et inaccessible ? Pourquoi faire de 1984, la pierre angulaire de ce texte ? Parce que Frédéric Tacer situe l’idée de cette exposition Science Friction en 2084 et cette date signifie un hommage sincère, décisif à l’œuvre d’Orwell. Parce que cette exposition ne parle que de livres (absents). Frédéric Tacer en a réalisé quarante et leur a donné un format in-octavo. À l’instar de cette œuvre romanesque, ici, les textes de – ou propices – à la science-fiction, peuvent devenir des fragments de révélations. 1984 a amené et continue à insuffler une conscience politique aux citoyens à l’égal de certains manuels civiques. Peut être aussi pour que 1984 soit relu (ce qu’il est constamment) le temps d’Une Saison Graphique. Les graphistes sont partout (en Europe), vous ne les voyez pas. Ils vous regardent. Ils « designent » — 7, ils vous dessinent et vous désignent dans un monde qui nous échappe, qui leur échappe aussi en partie (ils ne sont pas maîtres de la commande), mais dont ils dressent les piliers visuels. Qui est le Big Brother de chaque graphiste ?

 

Rien, dans cette exposition, n’est comme il y parait. Les livres n’existent pas, les couvertures ne sont que des trompe-l’œil. Le processus s’est goupillé à l’envers, les couvertures s’affirment avant le contenu du livre. Cet acte d’appropriation questionne une revendication et le statut d’auteur : comme si le graphiste avait arraché du roman, les pages du corps du texte, comme si sa couverture résumait, évoquait tout, comme si elle suffisait. Le texte a perdu son corps et son enveloppe prend possession du sens. On a si souvent commenté le fait que le graphiste ne pouvait être Auteur, avec une majuscule, à l’instar de celui qui signe le roman, la pièce de théâtre, etc. Le graphiste est auteur toujours et uniquement par le prisme d’un autre (il prend le contenu d’un Auteur pour le mettre en scène). La notion d’autorat en design graphique implique la multiplicité, l’humilité, une complexité qui relèvent bien plus de la réalité contemporaine de l’acte de créer que d’un fantasme d’un auteur ex-nihilo. Qu’est-ce qu’une couverture de livre ? Un résumé d’un contenu ? Une illustration ? Une interprétation ? Une métaphore ? Une parabole ? Un éveil gustatif ? Le vestige de l’acte de lire ? Un parfum éveillant des souvenirs ? Massin disait qu’une bonne couverture était une affiche en taille réduite, qu’elle devait en avoir la force. « Comme une affiche, une couverture est vue en passant ; une bonne couverture devrait être un scandale visuel » — 8. Frédéric Tacer a travaillé ses couvertures comme des affiches et dans une logique de série, une collection unique et thématique. D’ici quelques mois, tous ces titres seront en ligne et à portée de clics. Les quarante couvertures apparaîtront sur les moteurs de recherche et beaucoup d’internautes croiront à l’existence du livre, puisque l’image est là, avec le même statut que les autres couvertures sur les fenêtres d’Internet.

 

Au départ, nous (nous, les commissaires) avons cru, qu’il s’agissait de simples couvertures. Mais outre qu’elles ont volé le contenu, elles s’immiscent dans la réalité et petit à petit, se sont mises à brouiller les frontières du réel et du factice, du passé et du futur. « Le futur est déjà présent » nous répétait souvent Frédéric Tacer. Mais c’est la nostalgie qui nous assaillait au quotidien : la nostalgie pas précisément d’un passé, mais de la difficulté à empoigner le passé, le sentiment du passé. « Je ne crois pas (ou du moins ne crois plus) à la formule célèbre de Pascal qui fait de l’homme “un prince dépossédé”. Prince, je ne sais. Mais certainement pas dépossédé : car il est inapte à la possession et n’a par conséquent jamais rien véritablement eu dont il puisse être privé. Ce qu’il, faut-il préciser, n’arrange en rien ses affaires » — 9 conclut le philosophe Clément Rosset. L’expérience de la nostalgie se vérifie quand les parfums du passé ne parviennent plus à réconforter, quand la dépossession se manifeste frontalement. Même des livres lus (ou faits), nous sommes dépossédés. Seul peut être existe ce fait de dépossession qui passe d’un lecteur à un autre.

 

Dans cette exposition, comme dans nombre de ses projets, Frédéric Tacer rejoint un principe d’illusionniste et génère une illusion optique. Comment interpréter ces couvertures trompe-l’œil — 10 ? Dans quel univers nous conduisent-elles, vers une dystopie ou une utopie ? Contractuel, commandité, le graphiste ne peut l’être innocemment, Big Brother est une partie de lui — 11. Le graphiste est un truqueur équilibriste. Il jongle entre les espaces, les espaces normés, les grilles, les espaces qu’il invente. Passe-muraille, il travaille constamment le passage d’un espace à un autre (de l’écran d’ordinateur à l’écran de sérigraphie, de l’espace de la grille à l’espace de couverture, de l’espace entre les lettres à celui entre les lignes). La grille de 2084 (blanche, verte, violette) sur l’affiche générique et le carton d’invitation raconte ces manipulations — 12. Elle paraît parfaite : une illusion optique. Elle mène à une ligne d’horizon — 13, mais l’horizon n’existe plus dans le paysage du Cosmos. Elle flotte dans un trou noir. La grille est une barrière qui ouvre sur des passages (technologiques ou théoriques), changeants et nécessaires. Elle nous permet de circuler entre les temps (passé, présent, futur), d’une discipline à une autre (design graphique, littérature, documentation science-fiction). Elle apparaît d’une autre manière dans le travail de calage et décalage sur chacun des visuels des couvertures. « Je ne pense pas exagérer en disant que derrière chaque grille du xxe siècle se trouve – comme un traumatisme qu’il faut refouler – un fenêtre symboliste qui se fait passer pour un traité optique », explique la théoricienne de l’art Rosalind Krauss — 14. La grille partout, toujours, contre, en dehors, rien sans son ombre ou sa protection. Fait-elle, ici, basculer les compositions dans une lecture centripète ou centrifuge ?

 

Beaucoup des couvertures d’Occur Books mettent en scène le fond (le même que celui sur l’affiche générique). Espace incommensurable, gouffre d’attraction, le fond devient la matière principale où des formes construites, pesées, calibrées, glissent, tombent, explosent, se brisent. Le répertoire de gravitation des formes, de leur lévitation ne s’arrime sur aucune couverture. Ce continuum de spatialité et d’infini s’apaise quand ces quarante couvertures sont posées en ligne de dix et sur quatre rangées. L’ensemble compose une nouvelle grille, cernée de blanc et forme les barreaux d’une vision datée du début de l’année 2015, réalisée par un graphiste blanc, de sexe masculin, d’une trentaine d’années. La grille s’apparente à l’enveloppe/peau nous permettant de voir. Elle contraint ou libère ces fonds rectangulaires, noirs, sombres, qui exercent ici une attraction. Il arrive qu’au cours d’une lecture même distraite, on s’arrête sur une phrase, une image, une forme qui frappe sans qu’on sache vraiment dire pourquoi. Apparaît-elle soudain comme une réponse à quelque interrogation antérieure ? Quelque chose qu’on aurait voulu dire et qui se trouve là devant nous comme une évidence ? Johann Théodore de Bry grave pour le livre de Robert Fludd Histoire du macrocosme (1617) un carré noir sur fond blanc portant sur chaque côté l’inscription suivante : « Et sic in infinitum ».

 

Ce condensé géométrique, dans ce traité, se lit comme un macrocosme du monde, de la pensée, de l’œuvre d’art. « Etc, etc, etc, etc » légende la gravure. Le paradoxe est grand, en effet, de vouloir représenter ce qui par essence n’offre rien à voir encore, de contenir ce qui n’a pas de forme par la figure parfaite du carré ; de contraindre ce qui est infini par quatre côtés rigoureusement fermés sur eux-mêmes afin de souligner par la même formule quatre fois répétée l’inéducable échec du dispositif. L’accord est cependant parfait entre cette image qui se dénonce comme concept pur et le chaos en tant que réservoir de potentialités qu’elle représente. Dispositif plastique ultime ou premier ? Frédéric Tacer réalise la couverture noire Beyond the Edge of The Cosmos. Inévitablement, il nous paraît facile de la raccorder à une continuité de questionnements sur la cécité et la spiritualité, dans l’ombre des œuvres de Malévitch (Carré noir sur fond blanc, 1913), Tony Smith (Black Box, 1962) — 15. « Ayant atteint le zéro avec le Carré noir, c’est-à-dire le Rien comme « essence des diversités », « le monde sans-objet », Malévitch explore au-delà du zéro les espaces du Rien » écrit l’historien de l’art Jean-Claude Marcadé — 16. Dans ce Rien, se précipitent, pour le meilleur ou le pire, les récits, des fleuves d’interprétations, une herméneutique. En même temps, ces objets radicaux du Voir incitent, paradoxalement, à revenir à un stade premier. « Toute notre culture est fondée sur l’excès, la surproduction. Le résultat est un inévitable défaut d’acuité dans l’expérience sensible. (…) Ce qui nous importe le plus désormais, c’est de retrouver l’usage de nos sens. Nous devons apprendre à mieux voir, à mieux entendre, à mieux sentir » écrit Susan Sontag dans un article Contre l’interprétation — 17. 1984 ou Science Friction ont, indirectement, cette prétention.

 

Le réel est un des matériaux premiers du graphiste, sa pratique est contextuelle. Placer sa création dans un esprit de science-fiction, faire du futur une toile de projection réinterroge le design graphique. Ces dernières années, sa dimension critique a été largement soulignée, revendiquée. Ici, cette dimension perd de sa prétention puisqu’il s’alimente plutôt du/de fantasme(s). À quelles fins « frictionner le réel » part et dans des projections futuristes ? « Un graphiste peut aussi être considéré comme un sorcier. Quelqu’un qui manipule et transforme la matière faisant renaître divers fragments accumulés dans de nouvelles séries de hiérarchies » stipule Catherine Guiral dans son étude sur Pierre Faucheux — 18, l’homme aux innombrables couvertures de livres. Le graphiste se retrouve à « écarteler » — 19 ses compositions entre différentes représentations du réel et à manipuler différentes strates temporelles. On a souvent l’impression que les couvertures de science-fiction sont naïvement figuratives, un brin classiques, qu’elles cultivent un aspect anachronique, qu’elles ramènent le contenu du livre dans le passé, qu’elles n’ont pas l’ambition de leur contenu, que le graphiste (illustrateur ou maquettiste) échoue à nous projeter dans le futur — 20. Mais c’est notre œil qui projette toute couverture dans le passé. Et pour cause, une couverture (de science-fiction) irrémédiablement devient une trace, l’ancrage d’une fiction dans le temps. La couverture du livre semble définitivement coincée dans une bulle temporelle : donner une image à un livre revient à le dater. La matérialité du livre est une réalité passée, qu’on réactive parfois, par la lecture. Les couvertures pourraient être comparées à des cailloux, constituant des montagnes enfouissantes ou des balises sur le chemin de notre histoire(s) (petit h et au pluriel). « Les humanités s’efforcent de transformer le Chaos des multiples souvenirs humains en Cosmos de la culture » précise Erwin Panosky — 21.

 

Par certains aspects, la science-fiction cultive la nostalgie — 22. Au-delà des avancées, des facilités technologiques, des possibles vertigineux, s’esquisse la permanence d’une essence (de l’humanité) que ces fictions tentent de retrouver et qui exigent de nous, de savourer certains aspects du temps présent. « Winston se demande vaguement si, dans le passé aboli, cela avait été un événement normal de dormir dans un lit comme celui-ci, dans la fraîcheur d’un soir d’été, d’être un homme et une femme sans vêtements, de faire l’amour quand on le voulait, de converser sur des sujets que l’on choisissait, de ne sentir aucune obligation de se lever, d’être simplement étendu et d’écouter les sons paisibles de l’extérieur. Sûrement, il n’y avait jamais eu d’époque où cela aurait paru naturel ». — 23. Winston cherche – à retrouver, à éprouver, à écrire – « l’esprit de l’homme » — 24. Rien de nouveau en 2084. Tout est à rebours. Les codes graphiques s’entrelacent dans le passé. Le territoire des avant-gardes — 25, siège des utopies politiques et artistiques brisées reste la mire du faiseur de livres. Le graphiste d’Occur Books se réfère à l’esprit formel des avant-gardes, à un minimalisme et un classicisme qu’il juge intemporels et efficaces. Dans cette exposition, le registre de la nouveauté appartient à la science. Frédéric Tacer, peut être, mesure-t-il le caractère humble que doit assumer le formaliste face à la réalité de la recherche scientifique. L’exposition ne propose pas un graphisme oracle, inventeur ou annonciateur des formes de demain. Science Friction joue sur le contresens : elle ne révélera pas le livre, ni le graphiste de 2084 — 26.

 

La science-fiction gouvernée par la technologie, tel qu’on la conçoit généralement s’avère ici un non-sens, puisque toutes les couvertures activent une technique artisanale, la sérigraphie. Le livre redevient un objet précieux (quarante couvertures à quarante exemplaires). En 2084, il y aura sans doute pléthore de graphistes, mais des imprimeurs, des sérigraphes, des relieurs ? 2084 émet peut être la prolepse à une matérialité fragile. Ainsi, ces couvertures exacerbent-elles une dimension charnelle et l’effet « madeleine de Proust » de tout livre. Le travail de sérigraphie, cette attention poussée à la physicalité les transforme en objets autonomes. Sur chaque tome, l’encre (sa profondeur, sa fragilité) respire. Avec elle, perdure ce plaisir simple et profond de la couleur. Frédéric Tacer a décidé de telle encre et de la matérialité de la lumière à travers un choix soigné des couleurs. Espaces d’imaginaires insatiables, les couleurs, entre faisceaux lumineux et matière concrète, perturbent les registres : l’exposition conceptuelle devient sensorielle. La couleur sera la ligne de démarcation entre ceux qui verront les couvertures et ceux qui ne verront que les images des couvertures. La couleur, comme grille de réalité doit être considérée. « Pour moi, la couleur est le moyen de mon idiome. C’est automatique. Je ne rends pas « hommage au carré. C’est seulement le plat dans lequel je sers ma folie de la couleur », expliquait Joseph Albers, détournant ainsi les évidences visuelles — 27. 2084 n’est pas une date butoir. Rien, dans cette exposition, ne se termine, la fin est contrariée par l’idée de projections et de continuité — 28. L’exposition façade, précise et radicale, devient l’antichambre d’une salle de documentation infinie. Le cube blanc de la galerie se transforme en une bibliothèque fantôme, des fantômes venus du futur. Irréelles, ces couvertures de livres flottent dans l’espace comme dans Google Image. Cette exposition n’est pas une bibliothèque et pourtant il n’y a que des livres.

 

Les bibliothèques sont des passes-murailles. Vous pouvez circuler et ne rien lire. Vous pouvez passer à côté de ces fausses étagères et n’y voir qu’une surface colorée et des compositions minimalistes (parfois un brin animées d’un esprit bédéiste) et la typographie d’Adrian Frutiger, l’Univers. Ou vous pouvez vous « compromettre ». Derrière cette bibliothèque factice, vit un centre actif de documentation. Derrière ces couvertures, il y a des pages et des pages, des lectures, une évocation à un article, à un fait scientifique ou social, à une recherche qui transformera peut-être notre relation au monde. Chaque couverture incite à ce que chacun s’approprie le contenu de l’article. Le scénario est à inventer pour chacun en fonction de ces connaissances et de ses peurs (ce que raconte la nouvelle d’Alice Dune, inspirée par les couvertures de Frédéric Tacer). Autant de couvertures appellent à la lecture de livres, d’articles, d’horizons improbables. Et sic in Infinitum. Et si, la salle rouge de documentation était devenue notre Big Brother ? Des pages de textes illuminent nos « télécrans ». Ces informations, ces commentaires nous épuisent sur différents chemins et changent constamment de visages — 29. Le contenu – historique, fictionnel, scientifique, journalistique – défile, le/la graphiste est de ceux qui peuvent les arrêter, en faire une interface décisive. Truqueur de grilles, le graphiste participe à ordonner, clarifier, rythmer ces masses, à oeuvrer à l’inverse de Big Brother : « Le pouvoir est de déchirer l’esprit humain en morceaux que l’on rassemble ensuite sous de nouvelles formes que l’on a choisies » — 30. Le graphiste n’a pas peur des blancs, des marges, mais de ce vide, qui peut assassiner l’esprit humain et sa propre latitude créatrice. « Les paroles de ces chansons étaient composées, sans aucune intervention humaine, par un instrument appelé versifacteur. Mais la femme chantait d’une voix si mélodieuse qu’elle transformait en un chant presque agréable la plus horrible stupidité » — 3132. Cependant, le graphiste – le générique – n’existe pas (tout comme Big Brother, l’utopie ou la dystopie), nous ne le connaissons pas. Il n’existe que des objets de design graphique. Ici, des fausses couvertures, collées sur une boîte en bois réalisée sur mesure, comme un cercueil ou une boîte de Pandore.

 

1984 questionne l’existence du livre, sa survie. Dans beaucoup de romans, la survie du livre ou la survie de l’homme se superposent. L’erreur serait peut être de croire que Science Friction se limite à un questionnement sur le livre, son « avenir », numérique ou imprimé. L’important se situe ailleurs : que le livre (ou plutôt la pensée-livre) soit et qu’il demeure un outil dangereux, « compromettant», un espace de projection, des pointillés d’interrogation, une zone de confirmation d’individualité(s). Qu’il demeure fondamentalement, un espace d’écritures — 33. Les formes du livre de demain ? Tacer répond qu’elles restent à concrétiser, mais qu’il veillera à lui donner des formes « mélodieuses », tant qu’il peut activer des contenus intelligents avec « intervention humaine ». 2084 expose une attitude, une machine à remonter la méthode de travail d’un graphiste auteur. La préciosité du livre réside également dans cet art ancestral du partage, il reste (dans) une chaîne humaine (de la conception du graphiste par la réalisation en atelier de sérigraphie aux lecteurs). L’important se situe ailleurs : que le design graphique soit et qu’il demeure un outil dangereux, « compromettant», un espace de projections, des pointillés d’interrogation, une zone de confirmation d’individualité(s). De 2084, Il restera une boîte noire (vingt exactement). Dans l’exposition (trois cubes colorés), les quarante couvertures étaient étalées sur autant de boîtes, elles seront par la suite, consignées dans une boîte sérigraphiée. Cette boîte ne contient que des rectangles agrémentés d’encre, de formes simples et de l’Univers. Cette boîte contient des instants d’éternité. « Winston s’arrêta de lire, surtout pour jouir du fait qu’il était en train de lire, dans le confort et la sécurité. Il était seul. (…) C’était le bonheur, c’était l’éternité » — 34.