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BOLe journal du Bel Ordinaire, espace d'art contemporain, avril-juin, 2015
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Peut-être faudrait-il regarder les affiches de Niklaus Troxler à l’aune de ces trois concepts : l’ennui, le quotidien, la répétition pour mesurer la dimension subversive que recèle son œuvre. Avant d’explorer la chatoyance de son répertoire, il s’agirait de ne pas occulter le degré de lassitude que procure le fait de répéter la même tâche dans un contexte local et ce, chaque année, pendant quarante ans. Le graphiste suisse s’est consacré à épuiser une surface : 90,5 sur 128 cm, à épuiser une thématique : des affiches de concerts de jazz, à éprouver un commanditaire – Jazz Festival Willisau. Et justement, l’épuisement n’a pas eu lieu. Aucune « lassitude des yeux » — 1. La référence à Georges Perec n’est pas fortuite. L’écrivain aimait le jazz. « La problématique du libre-pas libre du Free (Jazz), n’a jamais cessé de m’interroger, de me déterminer. Ce que j’aimais dans le jazz, c’était la liberté dans la contrainte, dans le carcan de la grille, comme la forme du sonnet ; j’écoutais récemment un disque de Parker et je me suis dit : ce type avait transgressé les lois sans les nier » — 2. Cette définition de Parker s’applique parfaitement à l’œuvre de Troxler. À ceci près qu’il est possible pour un auditeur de saisir un ensemble d’affiches en un coup d’œil — 3 et qu’en face de ces centaines d’affiches, une question s’impose : quelle rage faut-il pour toujours recommencer, effacer la surface précédente et en réinventer une différente ?

 

Des débuts

Né en 1947, formé à Lucerne de 1963 à 1971 pour un métier de compositeur typographe et graphiste, Niklaus Troxler débute en tant que directeur artistique dans le Studio Hollenstein création à Paris. « À cette époque, les ateliers parisiens aimaient recourir à des graphistes suisses pour leur connaissance en typographie » — 4 se souvient le graphiste. Auprès d’Albert Hollensein, suisse exilé, Troxler apprend à ne pas se complaire dans la « sécheresse et la rigidité de la typographie » — 5 et il découvre la force du graphisme commercial américain. En 1975, Troxler retourne en Suisse. Willisau est une petite ville — 6 où il s’établit et fonde un festival de jazz, s’assurant ainsi une autonomie et une exigence maximales (autant en tant que programmateur que graphiste). Il n’y a souvent pas de pire cadres que les limites qu’on s’impose à soi-même.

 

La grille versus jazz

Mélomane, passionné de jazz, il organise des concerts de jazz dès 1966. Dans ses premières affiches essentiellement typographiques, le mot jazz vient allégoriquement pulser un rythme (assez proche de Joseph Müller-Brockman, notamment dans ses dernières affiches de concert pour la Tonnehalle 1963-1965). L’essentiel des affiches pour Willisau ne sont pas génériques — 7, elles annoncent un ou plusieurs concerts, exactement dans la même logique que celles de concerts de rock psychédélique à San Francisco (1964-1966). Pour une édition de Willisau, Niklaus Troxler peut générer une dizaine de compositions. Dès les années 1970, ses images semblent plus redevables à la culture du design graphique qu’à l’univers visuel du jazz, dont la richesse se déploie depuis les années 1950 et 1960, par une production foisonnante de pochettes vinyles (Troxler en possède toute une collection). Objets culturels et commerciaux, ces pochettes sont des biens voyageurs. Ils propagent des USA à l’Europe, les vibrations, les tempos du blues, du Ragtime, du boogie-woogie, du free jazz, etc. Derrières ces pochettes, des auteurs donnent à ce genre musical (et peut être, d’une façon inégalée dans d’autres genres musicaux) une palette inventive, avec des écritures souvent homogènes (par exemple, Jim Flora, David Stone Martin et ses dessins à l’encre de Chine, etc.) et particulièrement reliées à la pratique picturale et au dessin. Troxler reste fidèle à ce travail d’illustration, à cette continuité conjuguant gestualité libératrice du dessin et pouvoir narratif de l’image. Dans les années 1970, l’influence américaine est manifeste dans l’oeuvre de Niklaus Troxler. Il faut relier ses illustrations à l’univers coloré et engagé du Push pin Studio et à Milton Glaser. Le graphiste joue avec les instruments de musique, comme avec des signes, avec un humour tendre et grinçant (affiches de l’année 1978 et 1979). La couleur devient le royaume de l’harmonie et de la dissonance. En tant qu’héritier pop de l’audace des affiches psychédéliques, Troxler provoque avec des jeux de contrastes colorés. Ses effets cinétiques par des « accords chromatiques précis » — 8 impulsent leur loi et un rythme.

 

Le tempérament jazz

Troxler n’épuise pas le réel — 9 puisqu’il refuse l’utilisation de la photographie — 10. Il met à l’épreuve l’idée jazz et sa transposition graphique. En détournant une pensée d’Henri Michaux, on pourrait énoncer que Troxler peint la « couleur du témpérament du jazz (et des jazzmen) ». Certaines affiches — 11 ne peuvent que nous évoquer (à nous, Français) la liquidité pulsationnelle d’Henri Michaud. Le peintre poète précisait : « je voudrais pouvoir dessiner les effluves qui circulent entre les personnes. […] Dans la joie, l’enthousiasme, l’amour, l’élan combatif, l’exaltation de groupe, l’homme est hors de lui» — 12. L’œuvre de Troxler se situe toujours dans un souci de la représentation (de l’humanité). Le registre figuratif domine avec les métaphores du corps, des gestes, des pulsations émotionnelles. Mais, au-délà, et justement dans l’espace de la typographie, Troxler traque l’idée du lien entre les hommes, il s’évertue à figurer de quelles manières, l’homme est à l’écoute, en connexion avec l’autre, avec l’extérieur. Ses affiches peuvent paraître désarçonnantes, denses, mais elles demeurent lisibles (n’oublions pas qu’elles se destinent à trois communautés, qui ont appris à apprécier graduellement leur complexité : les locaux près de Lucerne, la communauté jazz et les graphistes). Lisibles parce que sensibles, généreuses, elles misent sur la connivence de l’œil. Cette familiarité de la lecture transparaît par un rapport d’immédiateté, de simplicité qu’on peut rapprocher de l’idée d’improvisation — 13. Avec cette affirmation de la non intellectualisation, Troxler semble retrouver la tradition orale du jazz — 14, ouvrant les possibilités de l’inattendu et témoignant de l’origine populaire de cette musique afroamériciane. L’histoire du jazz nourrit les écritures de Troxler. Certaines affiches pourraient évoquer cette nécessité de laisser une trace archaïque, pariétale — 15. Au fil des décennies, le graphiste accorde de plus en plus de confiance à la lettre, à sa capacité libératoire, l’affirmant dans une continuelle jubilation. Tout en restant dans le sens (il donne un contenu) et un jaillissement des sens, il ne se soumet plus au diktat de la belle lettre. La lecture d’une affiche invente d’autres lois. L’association à Michaux permet aussi d’insister sur l’aptitude de Troxler à s’essayer à une écriture automatique. Le jazz, du moins à ses débuts, étonnait pas sa disposition à mettre la foule dans des états proches de la transe. Au centre des affiches, le corps et la danse véhiculent cette circulation entre les êtres, entre les mots, et symbolisent les émotions vécues au moment d’un concert — 16.

 

Un jaillissement de libertés

Les affiches de Willisau sont complètement empreintes d’une esthétique jazz et en même temps, elles en sont autonomes. Ceci fonde le jazz : le principe de liberté. Les graphistes aiment les affiches de Troxler car elles leur parlent de l’histoire de leur discipline, les férus de jazz parce qu’elles leur content l’épopée jazz. Pour tous les autres, Troxler parle du renouvellement (de soi) par la création. On pourrait établir un certain nombre de points communs entre le jazz et le graphisme : leur naissance à la fin du XIXe siècle, leur volonté originelle d’être un ciment collectif, la difficulté à les définir — 17. Depuis sa création, le jazz est dans un continuum sans fractures, toujours en train de se renouveler. Souvent les artistes — 18 voulant rendre au hommage au jazz ont cherché à concrétiser les catégories suivantes : rythmes, improvisation, liberté. Le jazz ainsi résumé, apparaît dans une simplicité, forte mais restreint par une appropriation réductrice.Troxler, par cet ensemble de Willisau, insiste sur la densité, la différence, les bifurcations, les tremblements, les ruptures (notamment celle du free), propres au jazz.

 

Une orchestration infinie

Troxler signe des affiches qui ne témoignent pas de la concordance parfaite à un genre. Il consigne une myriade de notes. Comme si, en matière d’affiches, le graphiste ne parvenait pas à se resoudre à l’idée qu’il y ait UNE pensée (une représentation) juste. Au contraire, il n’y aura jamais que de LA pensée (une fluidité). Troxler ouvre les vannes de l’expérimentation, il élargit les registres du signe, il prouve aux graphistes que, dans leur discipline, le gisement créatif ne se tarirera pas. Il autorise ses filles – Annik et Paula – à poursuivre son œuvre et à investir l’acte créatif. D’où cette sensation que fixer son oeuvre est une aporie. Jamais le graphiste ne se résumera à une affiche. Chaque exposition — 19 des affiches de Willisau dénote une sonorité différente, réinvente l’histoire du jazz et la méthode Troxler. Ses affiches circulent à l’instar du genre jazz, comme « une musique du monde ».