Tout est propre1
Les mots, cruellement, échouent à rester humbles. Ternies, jaunies, craquelées, les particules élémentaires du moindre texte affirment, vaille que vaille, détenir un message. Peu importe leur état d’effacement, les mots espèrent une (ré)édition. Ces distributeurs de sons et de sens, obstinés et coriaces, quand bien même ils peuvent attester d’une origine modeste, marchent en quête de leurs traces (typographiques). Les mots ont l’étoffe de se solidifier en phrases de plomb et d’encre que l’Homo legens2 conserve dans une position de déférence. Ils ont besoin d’une couverture, d’un monument, d’un mur délaissé. Ils ne bouderont pas un panneau publicitaire. Les mots sans présentoir, quelles que soient soit leurs épaisseurs (techniques), sont « foutus3 ». Ces mots, dans leur superbe, assurent entretenir un rapport privilégié au sens. Vecteurs polis de message, ils ont des velléités d’orientation, mais trop souvent, lorsqu’ils sont commandités, ils s’épuisent dans un langage communicationnel vidé de toute substance. Tous ces assemblages alphabétiques se révèlent démunis sans leur ancrage-trace. Ils agonisent sans destinées reproductibles, sans les mains de passeurs, sans la pensée d’un graphiste. Ils ont besoin de soins. Chaque affiche de Ralph Schraivogel provoque un duel, une liaison, patients et subtils, avec ces foutus mots.

 

De l’outrecuidance des mots.

Nombre d’affiches de Ralph Schraivogel déploient des dispositifs contre l’outrecuidance des mots. Pour certains, mais on connaît tous ces moments où, les mots s’apparentent à des espaces noirs, des points nébuleux qui figent ou floutent l’attention. Ils alertent. Ils inquiètent4. «Attention, à lire», «Prudence, vous n’allez pas tout comprendre». « Méfiance, vous allez vous heurter à vos handicaps. Patience, on va vite repérer vos déficiences». La lecture est ponctuée de moments où des mots brouillent la vue. Toute lecture vous éclaire sur vos limites. Dans les années 1990, Ralph Schraivogel questionne en profondeur notre rapport à la lecture, sa clarté et ses défaillances5. Ses compositions typographiques semblent infliger une correction aux caractères injonctifs des affiches en suivant différents principes de dilution. Le graphiste dilue, métaphoriquement au White spirit; il dissout selon un certain état d’esprit, les manifestations écrites, flamboyantes, les sommations discursives. Il a concocté dans son atelier différentes substances fluides, corrosives ou anesthésiantes. Les mots sont aspirés par l’image, littéralement absorbés, camouflés. Pour résoudre parfois - l’indépassable vanité d’un texte, le caractère racoleur d’une affiche- il faut dissoudre. Un exemple : Shakespeare. Ses tirades métaphysiques, ses personnages déchirés, ses textes nous hantent avec une jeunesse infaillible. Pour un festival de films adaptant des textes du dramaturge britannique (1998), RS n’en livre aucune interprétation, il abstrait toute idée limpide dans un gris réfléchissant. Dans une pâleur étincelante, il fige la fascination qu’exercent les textes de l’auteur britannique. Comment sans illustrer, donner à penser ? Comment sans imager, donner à voir ? Comment dans un monochrome fantomatique et typographique faire apparaître notre obsession des textes ? Par ce subterfuge de réverbération et de frustration, Ralph Schraivogel reflète notre capacité à être fasciné.

RSRalph Schraivogel, affiche pour  Zurich Filmpodium “Shakespeare’s Cinema”.

RS ne prise guère le fait de stabiliser la pensée, il signifie plutôt la complexité des cheminements dans laquelle elle apparaît. De la pensée au langage, du langage à la phrase, de la phrase à son appropriation typographique..., les passages de l’un à l’autre sont autant des sentiers de perdition que des tentatives de concentration. Les chemins qu’il faut opérer pour formuler et émettre une idée défient notre besoin de « rationalisation effroyable6».
Dans une autre ambiance, ici structurée par une lecture verticale, l’affiche Böse Dinge (pour le Gewerbemuseum Winterthur, 2010) pose également la question de la dissimulation de la lettre dans l’image. Les mots du titre sont décomposés en lettres, elles-mêmes réduites à des briques. Les mots deviennent des véhicules qui balisent des voies vers la compréhension dans les strates terrestres. Les phrases que les mots conduisent, guident, déroutent quelquefois, profanent aussi.

rs

Avec RS, les mots sont hachés, réduits à leur plus simple appareil. Ils sont séparés de leurs évidente signification, obligeant ainsi à les déchiffrer, à les découvrir comme lors d’une première lecture. Les mots sont séparés de leur force de frappe typographique habituelle, pour questionner non pas tant leur sens que leur pouvoir, leur omnipotence. À l’intérieur des mots présents sur cette affiche, d’autres mots savants éconduisent, plus qu’ils n’orientent. La gouvernance des mots, ici, s’émousse.

 

L’affiche comme articulation.

Dans les propos laconiques de RS7, on perçoit à quel point les mots s’apparentent à des pièges. Ralph Schraivogel s’évertue à les « coincer » dans et par le prisme de l’image, d’où, peut-être, l’explication à sa pratique : Ralph Schraivogel ne se consacre qu’aux affiches. L’affiche s’est imposée comme le meilleur endroit pour s’adonner à cette quête, elle incarne le parangon des épousailles inéluctables et tumultueuses entre les mots et l’image. L’affiche est le cadre (classique) de sa lutte. L’affiche s’apparente à une surface garde-fou, où RS peut mener un duel opérant, où il livre un face-à-face concentré et silencieux. « Si vous ne parvenez pas à articuler votre souffrance dans une structure bien définie, vous êtes foutu.8 » Si le graphiste s’était tourné vers le corps du texte, la question de la grille et du contenu auraient faussé le cœur du problème. D’ailleurs RS affirme que dans un livre on peut « s’échapper 9» au fil des pages, oublier l’enjeu crucial, « jamais dans une affiche9 ». Dans les années 1990, les affiches de RS intensifient l’idée que l’image détiendrait un pouvoir en minimisant l’apport, la signification du texte (texte toujours décomposé en mots, voire en lettres). En face d’une théorisation excessive, sclérosante, le graphiste doit parfois faire courber les mots, leur arrogance et leur suffisance, pour, modestement, redonner à la rue des images affranchies, autosuffisantes, puissantes.

Insoumis

L’illisibilité n’existe pas en design graphique10. Tout est mots et compositions typographiques. Les mots resteront la matière première d’un graphiste, les guides. Un commanditaire lui parle en mots, lui confie des mots. Tout graphiste se met à la place du lecteur, mais certain·e·s n’éprouvent pas le besoin ou l’envie d’écrire nettement. Ce « nettement » est une affaire complexe, qu’il faut réinsérer dans le parcours de chaque practicien·ne. Quelques graphistes dont Ralph Schraivogel, se frottent à certaines lisières de « la » lisibilité. Ils vont tester ces instants noirs (la confusion, l’ébullition) et ces instants blancs (la clarté, l’éloquence) et surtout, leur entre-deux. Certains graphistes tiennent à se confronter aux déficiences. Dans ce qu’on pourrait appeler, les instants réels du quotidien, les seuils visibles/lisibles sont rares. Au jour le jour, nous baignons dans des gris d’imprécision, où les phrases claires se succèdent, sans qu’on les saisisse, où les lignes sombres sont enfouies presque viscéralement. Certains graphistes ne souhaitent pas dissimuler les zones d’ombres de la clarté (les zones symptomatiques ou d’impureté). Certains ont l’incertain comme fondation (cette logique n’est pas sans évoquer l’oeuvre et l’état d’esprit de Wolfgang Weingart). RS greffe à ce positionnement une influence et un tempérament punk (qu’il revendique... en souriant comme un zurichois, voisin de la Seebahnstrasse11). L’écriture punk se peaufine entre brutalité pulsative et pointes de provocation, elle se retrouve, par touches insoumises, de différentes manières dans l’œuvre de RS.

RSMuseum für Gestaltung, 1997

Dans l’affiche pour le Museum für Gestaltung Zurich, Gross & klein (Large & small), l’effet grattage sur mur évoque la confusion des échelles, la relativité des mesures et des déviances. Nos paramétrages ou réglages externes et internes (l’affiche a pour centre un tracé de règle) nécessitent d’être réajustés régulièrement. Ce que je perçois ne se superpose jamais à ce qui m’est donné à voir. Opérer des déplacements (d’échelles, ici) même au minima du millimètre participe à une opération de déstabilisation. Les heures passées à manipuler des matières premières, pauvres (le papier, les films du banc de reproduction, les trames) affirment l’énergie punk privilégiant une économie rudimentaire. Le graphiste rappelle régulièrement sa joie de faire tous ces essais12. Il faut creuser le seuil propre du visible pour extraire d’infimes dérèglements et inoculer, dans d’autres surfaces, des messages de désobéissance argentée. La couleur argent de ses trames s’harmonise à contre-emploi avec ces matériaux pauvres. L’argent (la couleur et la monnaie) divise la surface du visible.

De la dissimulation à la disparition
Avec RS, souvent, les mots (autres facteurs de division) se fondent dans l’arrière-fond, ils s’embrouillent dans des motifs et se perdent dans des détails. Ils redeviennent marginaux. Ils sont sans épaisseur ou plutôt toute leur profondeur se donne en surface. On amalgame souvent la notion de brouillage à celle de brouillon. Si ce n’est pas clair, c’est que l’idée n’a pas été assez polie. Or  l’atteste le temps passé et la complicité entretenue avec le sérigraphe Albin Uldry, ses affiches sont particulièrement lustrées.« La réalité de l’image n’est que dans l’impression12 ». Avec le sérigraphe, RS perfectionne le travail sur les trames et cet effet de traitement nous oblige à chercher inlassablement la bonne distance pour voir distinctement. Ce brouillage visuel au premier abord en noir et blanc (dans cette esthétique économique du DIY) pourrait être mis en parallèle avec une série d’affiches réalisées par Gérard Paris-Clavel13. Dans la série La dilution du citoyen, l’agitateur irréconciliable, par l’alternance verticale des bande noires et blanches, vient évoquer le parasitage de nos idées (notamment par la domination de la télévision dans notre compréhension du quotidien) dans nos sociétés néocapitalistes. RS interfère, brouille les mots (donc, le discours) et les dissimule. Il traduit ainsi une volonté d’altérer et d’ajourner le sens d’une affiche (son sujet et son interprétation).

RSCinema Africa, 1997

 

RSCinema Africa 1989

RSRSRS

La question de l’insignifiance pourrait être posée à travers la série Cinema Africa (dont le commanditaire est le cinéma Podium de Zurich), sans doute, une des plus plébiscitées, sans doute une de celles dont RS reconnait le moins le succès critique, peut-être justement, car le sens n’est pas là où il l’a posé. La première affiche date de 1989, elle mêle couleur ciel et couleur sable à des zébrures, avec une photographie de femme africaine. Le motif zèbre n’a réellement aucune valeur sémantique ou une si pauvre (un symbole de l’Afrique Australe ou centrale ? ). Certes, un graphiste joue souvent avec des signes évidents et galvaudés (le noir, le marron évocation des différents sables), mais ce serait réducteur d’évoquer la beauté et la richesse du cinéma africain par une peau de bête17. Au fil des affiches, les photos issues des œuvres des cinéastes (des enfants jouant dans l’eau, des visages, des variations de portraits) disparaissent. La réalité du cinéma africain est de moins en moins accessible. Et, si ces zébrures traduisaient un malaise? Il faut peut être regarder ces effets de zébrure comme un parasite et comme une métaphore de notre difficulté à cerner l’Autre, à cerner tout court. D’affiche en affiche, RS persévère dans cette intrigue de la rencontre du noir et du blanc. Le travail sur les trames est considérable. L’évocation de la forme ruban pellicule, indéniable. Les effets de moirage, le travail des lignes courbes répétitives opèrent certes des effets optiques où l’œil est fasciné, charmé (l’œil se contente de peu pour son plaisir). Évidemment, la série questionne l’image-mouvement, cette capacité à cumuler, à intégrer dans un mouvement moult montages différents et de tenter de restituer le souffle ininterrompu de la vie par le cadrage. Mais la composition et la structuration par « bandes zébrées » s’obtient par délitescence. Le processus de morcellement fonde l’acte de composition. La création suit un processus de défaites, où on se révèle, en se dénudant par couches, par feuilles. Il faut parfois défaire, renoncer, se dépouiller pour apparaître. L’esthétique punk se ressource et se fonde par une destruction, incontournable, profondément identitaire. La série d’affiches Cinéma Africa s’apparente, dans cette interprétation, à un leurre pour une société d’hyperconsommation culturelle en quête de surenchères et de nouveautés. Quelque part RS reflète la place du cinéma africain, son insignifiance au sein du cinéma occidental. Cette série avec ces variantes nous renvoie à nos goûts d’occidentaux pour un exotisme de surface (nous prisons les tissus africains, leurs motifs…) et nous met face à nos œillères culturelles. Ces affiches forment un paravent clinquant. Nous aimons bien ces images, mais que connaissons nous de ce cinéma ? L’affiche n’est pas une surface de connaissance (à peine une interface), mais un reflet de notre ignorance. La série témoigne en écho brouillé de l’arrogance du graphiste (de tout graphiste), qui croit que son image délivre un sens avec ou au-delà des mots. RS s’amuse à noyer cette assurance à l’aide de particules tramées, de bandes vibrantes. Afin de ne pas leurrer sur l’inconsistance des contenus des affiches (contenu donné par les commanditaires), le graphiste use subtilement de l’effacement. Les affiches de RS creusent l’insignifiance, de façon polie et sinueuse. Il a enseveli sous des montagnes d’essais, sous des effets optiques, les sens possibles de lecture (CF ses affiches Archigram, 1995, Tabula mudra Rasa, 1996) . Il n’a jamais tenu à sur-jouer le sens de ces images. Face à ses affiches, se constate la difficulté pour le lecteur à stabiliser son regard et une signification. La surface demeure imprévisible. Après avoir bataillé avec les mots et leur pouvoir, le graphiste laisse l’image dans une épreuve d’irrésolution. Or habituellement, le monde « écrit » de l’affiche est un monde « où je peux cultiver l’illusion d’être en train de tout contrôler », alors que le monde non-écrit18 « ne cesse de me surprendre, de m’effrayer, de me désorienter14».

Durant les décennies 1990, RS a inventé un matériau-langage propre à son métier d’affichiste, qui puisse rendre compte de la polyphonie comme de l’imprévisibilité du monde. Les affiches ne sont pas un espace où il va imposer une vision ordonnée. Il met en place un langage qui se précise d’affiche en affiche, qui restitue une reconstitution parasitée (où les interférences, le principe d’incertitude sont intentionnels).
« Notre vie est programmée par la lecture et je m’aperçois que je suis en train de chercher à lire le paysage, le pré, les vagues de la mer» insiste Italo Calvino15, dans Monde écrit et monde non-écrit. Les affiches sont programmées par une lecture livresque16, RS déprogramme cet état de fait. Ses affiches nous invitent à lire autrement, à lire dans son langage affiche (à distinguer du style). Cette méthode peut évoquer les recherches conceptuelles des post-modernistes, réalisées par les américains une décennie auparavant, notamment les approches sensibles et formelles de Dan Friedman17. Cependant la déconstruction de la lecture de l’affiche selon RS se fait de façon plus sauvage et empirique (loin de tout essai didactique ou d’un cercle de théoriciens). Il nous offre une lecture du monde concrète, phénoménologique, empreinte de paysages et de relations au quotidien. D’où le fait que chez lui, les mots ne peuvent pas dominer, ordonner la lecture. Il appréhende le lecteur d’affiches comme une masse corporelle passant des heures dans les nuages de son imagination, dans la circulation liquide de ses énergies corporelles. Notre compréhension du visible, notre relation au monde nécessitent beaucoup de matières énergisantes différentes.

Infiltrations
RS appartient à une tradition suisse, qui, au cœur même de l’enseignement, tient à contrarier la prévalence de la netteté typographique. Lors d'une conservation, son ressenti est tranché : « le langage est primitif face à l’image, il est très limité». Ainsi son affiche pour l’exposition Wolfgang Weingart est-elle symboliquement importante dans l’attachement qu’elle révèle et dans la lecture de l’œuvre qu’elle propose.

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L’affiche de RS sur WW met en lumière la vibration de la trame (les grains de sable que Weingart photographiait) et le continuum de la vision18. Tout en s’insérant dans une base orthogonale, calée sur des blocs (en architecture, des pavés ou des briques), WW révélait l’idée d’autonomie du décalage qui apparaît naturellement dans toute construction (architecturale, paysagère) au fil du temps : les fissures, les écarts transforment constamment un ouvrage; cette observation des paysages humains et de leur autonomie évolutive se retrouve dans ses affiches. Le graphiste allemand, qui a commencé à enseigner à Bâle en 1961 réfléchissait la valeur et la signification des échelles, des escaliers, des pavés, des interlettrages.... bref, de tout ce qui s’infiltre. (La construction, un jour n’est plus le fait du constructeur, mais du lecteur, soumise à la dégradation et des dérèglements naturels). La façon dont il jouait avec des matériaux, la craie par exemple ou ses essais sur le film photographique lui permettaient de repenser sa lecture des blocs (de textes), qu’il venait contrarier par des expérimentations sur la perspective ainsi que par des effets de dégradés, de trames. L’effacement se donnait à voir dans l’affiche dès son apparition. Dans cette affiche monographique, RS monumentalise le travail de Weingart. Ici, RS évacue le nom pour ne travailler que la lettre. Le W demeure aussi une évocation du M, un W inversé que WW, avait beaucoup trituré lors de variations sur le lettre M19.

Étonnamment, avec son incantatoire blancheur, cette affiche impressionne par sa netteté. RS offre un hommage minimaliste au graphiste bâlois qui voyait dans les paysages désertiques et les compositions par grains de sables, une aide à lecture du monde. Les critiques relèvent une dimension plus esthétique et expressive de l’usage typographique que fonctionnelle dans l’œuvre de WW, RS vient nuancer cette lecture. WW est un passeur de clarté tout ayant su se confronter à-et intégrer-la fondation chancelante (ou évolutive) de la perception. La fonctionnalité n’a qu’une réalité ténue face au tamis du temps20, son efficience est relative.

Forfond

Quel mot pourrait réunir la forme et le fond ? Combien d’affiches peuvent-elles prétendre atténuer, déminer ce débat (de mots) si intense et si enivrant  au sein du design graphique (discipline partagée entre le texte et l’image)21 entre l’enveloppe et la consistance ? Le design graphique naît et grandit sur cette fondation, souvent vécue comme irréconciliable, de la distraction du fond et de la forme (entre les deux s’engouffre un territoire de déséquilibres). Seules certaines réalisations parviendraient à atteindre, à combler ce « forfond »22. Le fond donnerait le sens, où les formes se prostitueraient à la vacuité et à l’insignifiance. Le sens sauverait les formes. Constamment, il est martelé qu’il faut revenir au fond, au sens. Mais quel fond ? Le fond de commerce du commanditaire ? La toile de fond socio-culturelle ? Le fond engagé du graphiste ? Le fonc-tionnalisme ? Que dire face aux affiches de RS ? Quel fond invoquer ? Quand on passe des heures et des mois à travailler, refaire, épuiser la forme, on est par définition un formaliste. RS puise, enfuit son travail en profondeur, il tient à la surface. Pour que le design graphique ne soit pas plus du côté des formes que du fond, il a besoin de critiques, historiens, docteurs, faiseurs de paratextes. Un texte critique veut garantir une certaine forme de profondeur (irrévérencieuse, signifiante, etc..) à son sujet d’études. Parfois un texte valorise la verve du critique, mais n’énonce rien réellement sur l’œuvre étudiée. À coup sûr, RS ne participe pas à cette glose, il subit les textes sur son œuvre, plus qu’il ne les provoque. Même à l’extérieur de son œuvre, il rechigne la gouvernance textuelle. Pour l’affiche du séminaire de l’A.G.I à Zurich en 1999, le sigle A.G.I, et les noms des graphistes invités sont à peine apparents.

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La face la plus visible du graphisme (Stefan Sagmeister, James Victore, Makoto Saito...) émerge difficilement de leur invisibilité. Au plus haut des sommets (enneigés) de l’affiche23, un graphiste demeure un agent d’entretien de surfaces imprimées, numériques (ou vitrées s’il est affichiste). Une affiche est une surface publique, à plein de niveaux qu’il faut régulièrement nettoyer. À l’extérieur, il faut la protéger des agressions de la pluie, de la poussière, des détériorations volontaires ou désinvoltes. À l’intérieur d’un atelier, à peine finalisée, il faut passer à la suivante. Un graphiste/auteur bataille et peut si peu (même s’il croit farouchement l’inverse) face à l’agent24 qui est en lui. Il n’est pas plus qu’un autre, à l’abri de cette ère du vide, il véhicule les conditionnements, les préjugés et les valeurs conceptuelles de son époque; il a beau être critique, il la subit et il la distille.

RS

Dans une mise en page pour un livre, un·e graphiste pourrait croire au récit, à la théorie, dans une foutue affiche, il/elle n’évitera pas la vacuité. Les graphistes, cruellement, sont au bord d’un magnifique promontoire, donnant sur les vides de nos sociétés médiatiquement imprimables, manipulables, consultables, médiatiquement en sur-chauffe. Aucune affiche de RS ne s’épargne le face-à-face avec le vide. Inlassablement, RS vient contrarier la surface forcément lisse d’une affiche, en réalisant de longues manipulations sur les matériaux. Il travaille la matière comme quelque chose de fondamental, en repoussant les limites. Ces opérations sont simples et élaborées : ciseler, gratter, recouvrir, coller.... Ce modelage de la forme à l’informe (et vice versa), cette distance impalpable entre le fond et la forme est inlassablement investie par RS. C’est le passage de l’un à l’autre, les écarts et les correspondances entre eux qui le concentre et non la transparence ou la subordination de l’un à l’autre. Chaque graphiste a sa manière de résoudre ou de rendre irrésolu l’enchevêtrement du texte et de l’image, d’inventer un dialecte entre le langage visuel et le langage mots. Le duel face aux mots n’est pas fatal, il est également salvateur. RS offre des surfaces de réparation pour ce « forfond », pour nos lisières irréconciliables.

RS

Épeler tout simplement la matière « vie » LIFE avec une lumineuse vivacité et vous obtiendrez sa composante cardinale, EVIL. Avec les anagrammes, on joue sur les contradictions et sur les compositions oubliées. Ainsi de cette affiche Evil live (2009) –Evil prevails when good men fail to act- raccourcissant les paradoxes fondateurs. Elle est un aboutissement apaisé, d’une autre affiche Force of Evil, affiche pour un cycle de films blacklistés sous le maccarthysme25.

RS

Une affiche, parfois, devient la preuve que «le formel doit fusionner avec la conception du monde26».

Primitive typography
Comment qualifier l’esthétique typographique de RS ? Il ne s’agit pas de typographie bruitiste (dans la lignée des futuristes de la première génération) ou d’une typographie expressive (nous sommes dans une logique différente d’un Massin, qui, fasciné par la littérature, écrivait, racontait des histoires et graphiquement, rendait la pulsation d’un texte). On pourrait assurément davantage se rapprocher des concepts d’une typographie liquide ou d’une typographie matiériste (certaines pochettes de Vaughan Oliver l’attestent). Les propos de RS sont décisifs. Novembre 201627, Ralph Schraivogel a 56 ans, il dénombre une petite soixantaine d’affiches à son actif et le moins qu’on puisse dire c’est qu’il ne se déverse pas en paroles pour accompagner ses affiches. De temps en temps, il laisse s’échapper une phrase tranchante. "Typography is boring" assène-t-il. Est-ce que ses mots pourraient dénaturer son travail, le trahir ? Il refuse de fixer son œuvre par un masque verbal.
L’entre-soi de la typographie ne l’obsède pas. La typographie est un élément de langage, qui relie au monde, mais il ne tient pas à en faire un lien exclusif. Le doute, l’insoumission que la graphiste pose au préalable à tout discours offre une lecture plus précieuse. On pourrait puiser au passé de Zurich, à ce berceau du dadaïsme, à l’un de ses fondateurs, Hugo Ball pour approfondir cette dimension alogique et apophatique28 de l'usage des mots. Le 25 novembre 1915, le poète écrit dans son journal « en un temps comme le nôtre, où les hommes sont quotidiennement assaillis par les choses le plus monstrueuses, sans pouvoir analyser leur impressions, en un tel temps, la production esthétique devient un régime diététique. Néanmoins, tout art véritablement vivant sera irrationnel, primitif et complexe ; il utilisera un langage secret et léguera non pas des documents édifiants, mais des documents paradoxaux29». Un siècle plus tard on pourrait aisément qualifier l’esthétique (typographique) de RS, de « primitive » et de « paradoxale ». Assurément, elle est vivante. Primitive, car elle veut rester près d’une simplicité originale. Primitive, elle essaie d’oublier et de ne pas être dominée par les prisons syllogistiques de l’ordre des pensées scolastiques. Elle ne veut pas que l’excessive conceptualisation opérante dans la création lui enlève, lui falsifie le plaisir de la matière. Primitif, aussi car dans le système capitaliste néolibéral, le moindre foutu mot acquiert un prix de vente. Même impies, les lancers dadaïstes ont été apprivoisés, décryptés, courtisés. Les mots libres sont toujours rattrapés pour cet implacable besoin de critiquer, de capitaliser. « Paradoxale », car si la typographie peut être un territoire d’expression libre, elle peut aussi s’épanouir linéale, neutre, conventionnelle. D’une affiche à une autre, il faut surprendre d’autres chemins de réalisations, il faut les laminer et les consolider tout en restant fidèle à ses sources (punk et dadaïstes).

 

Ermitage (suisse)
Peut-être - et cela sonnerait comme un blasphème à l’ordre des graphistes- que le caractère contextuel ou le cadre relationnel avec le commanditaire n’a guère de valeur pour expliquer et apprécier les affiches. Que l’affiche pour un cycle de films avec Paul Newman date de 1987 ou 2015, qu’elle soit pour la cinémathèque de Paris ou de Séoul n’apporte guère à la signification de l’œuvre. Le design graphique, cette entreprise artistique contextuelle, cet art économique et technique, pourrait-il être si peu redevable à son bain de fabrication ? Évidemment que le commanditaire est une causalité essentielle, mais non prépondérante ici, et ce, pour différentes raisons. RS essaie de s’abstraire d’une actualité, d’une instantanéité documentaire et même du sujet de l’affiche. Il y parvient naturellement en passant des mois à l’élaboration. Plus on passe du temps sur un projet, plus son évidence originaire (la commande) disparaît. On s’éloigne temporellement de la demande pour laisser advenir un questionnement multiple, où les contextes sont fatalement atténués.
Dans cette course effrénée contemporaine (numérique) à la création, RS s’est très tôt absenté. Dans la contrée zurichoise aucun graphiste n’est plus qu’un autre nécessaire. La relève est constante et assurée. Il y est possible d’accepter de ne pas être en représentation sociale constante, de refuser de produire intensément et de tout rendre visible constamment.
Au bord d’un lac, au pied d’une montagne, « il revendique un droit à l’abstention, au silence, à l’effacement, au retrait. Vivre à l’échelle de la sociabilité commune est pour lui une exigence trop dévorante30”. Ce “il” pour le sociologue David Le Breton, est ce sujet contemporain qui a besoin régulièrement pour se ressourcer de “disparaître de soi”. Ce "il" coïncide sur un certain nombre de points à la démarche du graphiste. RS n’a jamais affiché la démesure d’une création visible. Ce n’est pas que Ralph Schraivogel ne réalise que trois - quatre affiches par an, il en réalise des centaines. Toutes ces esquisses préparatoires pourraient être validées, imprimées, revêtir des murs, être primées. Mais trois ou quatre fois par an, Ralph Schraivogel, autorise la publication d’une affiche. Sa cave ne contient pas des esquisses préparatoires, elle contient mille et une affiches qu’il n’a pas souhaité laisser apparaître. Dans cette cellule d’archives, en novembre 2017, rapidement, il nous a ouvert quelques boites, dont celles sur l’affiche Houellebecq.

RS

Il a pris le tas d’esquisses comme un carnet de Flip book, le donnant à entrevoir rapidement. « L’ordinateur permet d’imprimer chaque feuille du processus (...) J’ai besoin de voir chaque petites transformations ». Or d’autres affiches auraient pu être validées, être signifiantes, encore plus signifiantes, encore plus fortes, enfin peut être... Pourquoi celle-ci ? Pourquoi la vie d’une affiche plutôt que celle d’une autre ? La question semblait impossible à poser au graphiste. Il a rapidement et définitivement fermé ses boîtes d’archives.
L’affiche dans ce processus d’élaboration sur plusieurs mois induit l’idée qu’elle est toujours en formation et à l’épreuve. Alors qu’on dénombre aisément l’ensemble de ses affiches, l’inachevé demeure au cœur de l’acte de création. Un jour proche du rendu, l’une apparaît, indiscutable. « Il n’y a pas d’idée qui surgisse inopinément ». Le choix fait l’affiche, mais plus encore le choix de se taire, de n’afficher que rarement et ainsi de préserver les autres (affiches, lecteurs).
Les affiches de Ralph Schraivogel défient le temps. Il peut paraître saugrenu que RS prenne autant de temps pour concevoir une affiche alors que toutes les affiches culturelles sont promises à des périodes de visibilité très courtes : un jour, quelques jours, quelques mois. Ses affiches sont des agendas, des comptes à rebours (une affiche sert à rappeler des dates) et nombre d’entre elles évoque la difficulté à se retrouver dans le temps. Il suffit de ne les lire qu’à travers les chiffres. À ce sujet, se détache l’affiche On time (museum of design Zurich 2007), dont le lettrage reprend celui des réveils électroniques.

RS

À l’intérieur, de chacune des lettres, des dates, certaines efficientes et d’autres, étranges... Suis-je dans le bon créneau temporel ? De quelle manière, le temps d'une société donnée) me formate, me coince dans un engrenage ? À quelle heure suis-je reliée ? Combien de temps je passe à me connecter à la lecture d’un réveil pour me dire que je suis dans les temps ? Ce travail patient, quotidien, opiniâtre auquel s’astreint Ralph Schraivogel nécessite un retrait (ce n’est pas un travail lent c’est un travail qui lutte contre le rythme imposé par le compteur capitaliste). Cependant même l’humble est contrarié par ses prétentions. Quelle stupidité de sacrifier sa vie pour des affiches, pour une poignée d’affiches... Quelle idée de se construire à travers des papiers publics si vite périmés, sans même se donner à croire, qu’ils sont design... qu’ils aident la société à se construire. L’utopie design (ordonner, éclairer, changer, réparer) est étrangère au discours (versant punk zürichois) de RS. En réponse à la définition du mot design, RS n’emploie pas de grands mots. Il nous laisse seul face à l’expérience de l’affiche. L’obligé à la solitude renvoie naturellement chacun à l’inconvénient d’être né pour lire et déchiffrer.
Toute pratique dite mineure a ses aficionados qui vous font réaliser qu’il n’y a pas de surfaces innocentes. La réticence du graphiste à laisser les affiches couler dans l’espace public assure d’une conviction : l’affiche n’est pas un épiphénomène.

 

L’étendue affiche
Les compositions de RS forcent l’œil à circuler. L’organe de la perception sillonne, constamment et librement, une étendue. L’œil savoure une impression de non contrariété. Cet effet a pris du temps avant de s’installer dans son œuvre. Les premières affiches de Ralph Schraivogel sont des collages abrupts, où les photomontages se heurtent31, notamment avec le texte. Sa politique visuelle affectionnait les obstacles. Après les collages sauvages des années 1980, RS a entrepris la décennie suivante, un travail soutenu sur la matière. Il ne collait plus, il trans-formait. Dans ses essais, la matière se forme, déforme, se moule, s’effrite, se liquéfie... La matière se peaufine, et d’une autre manière qu’avec les collages, RS y manifestait les idées de repentirs, de directives contrariées, d’assouplissements. L’affiche ne se résumait pas à une manifestation instantanée d’une composition typographique, mais s’approchait davantage d’une gestation éprouvée d’une formulation matiériste, pour d’une certaine manière, réinjecter du corps aux mots. Ce travail sur la matière fait qu’on circule réellement32 dans ses affiches comme dans une étendue naturelle (au sens organique, une étendue vivante), ce pétrissage de la matière éprouve la sensation de profondeur, de hauteur, d’ampleur. Il y a la surface, les crevasses, les sommets, de temps à autres, un puits de lumière (le titre de l’affiche se donne souvent à lire à la verticale, comme un rayon lumineux). La composition creuse différents sens de lecture, horizontale, verticale, glissante, noueuse. Le regard est confronté à ses limites, il peut tout, (il survole, il parcourt, il savoure...) et il peut si peu (il se cherche infatigablement un point de vue optimal). Dans L’œil vivant, Jean Starobinski (alors qu’il s’agit d’une étude sur la littérature) résume cet état « instable » de l’œil vivant: « La critique complète n’est peut être ni celle qui vise à la totalité (comme fait le regard surplombant), ni celle qui vise à l’intimité (comme fait l’intuition identifiante) ; c’est un regard qui sait exiger tour à tour le surplomb et l’intimité, sachant par avance que la vérité n’est ni dans l’une ni dans l’autre tentative, mais dans le mouvement qui va inlassablement de l’une à l’autre. Il ne faut refuser ni le vertige de la distance, ni celui de la proximité : il faut désirer ce double excès où le regard est chaque fois près de perdre tout pouvoir 33». Nombre d’affiches de RS nous font éprouver ce (double) sentiment.
Il faudrait réveiller John Ford.

RS

Il faudrait demander à cet arpenteur des étendues américaines de monter des séquences, de délier des plans au sein des surfaces centimétrées de Ralph Schraivogel afin d’en estimer la profondeur de champ, la vastitude, la petitesse. En signant l’affiche pour un cycle de projections de l’œuvre John Ford, RS domine tout en contrariant l’horizontalité par un puits lumineux. La dynamique verticale souvent employée par RS invite à prendre à la hauteur, à décomposer image par image, à se déplacer : en toute simplicité, à cheminer devant « le vertige de la distance, (et) celui de la proximité33».

 

« je marche donc je suis »
Certains auteurs mettent à l’épreuve le statisme de notre relation aux œuvres (à la vie?). herman de vries (sans capitales) grave en lettres d’or sur un bloc éboulé le long d’un sentier menant au sanctuaire de la Roche-Rousse, la phrase de Gassendi, « ambulo ergo sum34 ». La sentence relie l’être et le déplacement. Dans son œuvre, herman de vries va a contrario d’une démarche artistique traditionnelle opérer le moins de changements possibles, il prélève, respecte (l’écosystème), intervient par petites touches à peine décelables35. Il se met à distance pour qu’un lecteur, un marcheur, expérimente par lui- même le mouvement, donc le changement. Il tient à ce que la personnalité de l’artiste soit à peine remarquable dans l’œuvre36, qu’elle n’émette que très peu d’injonctions expressives. Dans un court texte, Sanctuaire, herman de vries écrit en minuscules  : « la nature reprend le dessus. des arbres, des buissons et des roses poussent maintenant dans les ruines. tout change. le changement est porteur de chance. le changement, c’est la vie. sans changement, pas de hasard. la nature donne et prend, ou pour mieux le formuler : toute chose participe de la nature, rien n’échappe jamais à son changement durable37 ». Au-delà de leur posture par retrait, cette formulation du changement s’accorde également aux expérimentations matiéristes de RS. La fluidité visuelle déployée dans ses affiches interpelle sur les multiplicités des chemins possibles tout en atténuant cette mainmise de la chaine discursive causale (la rationalisation). L’affiche ne singe pas une reconstitution conceptuelle et intellectuelle du monde et désapprouve une intervention ex-nihilo comme un acte créatif irrémédiable. Le graphiste livre une image en devenir, processus de composition et de décomposition, issue d’une transsubstantiation permanente et non stabilisée. RS singularise son langage affiche par une circulation continue (en témoigne d’une certaine façon l’affiche pour Wolfgang Weingart) résultant d’une intériorisation du plaisir et de l’action de se mouvoir. La marche en pleine nature (Zürich en propose de toute « nature38 ») détermine des « changements » à notre système perceptif et accentue la constitution variée de paysages (intérieurs, naturels, esthétiques....). L’œil d’un marcheur est toujours aux aguets et en retrait. « La pensée flottante qui naît de la marche est affranchie des contraintes de raisonnement, elle va et vient, enracinée dans la sensorialité, l’instant qui passe39 ». Cette physicalité de la marche provoque des sensations et des formalisations éthérées.

Qui pratique la marche aime l’épuisement.

RS aime les deux, il nous perdre dans ses affiches. Il y pratique, ce qu’on pourrait appeler avec les termes de l’anglais Ruskin, l’effet Cloudiness40. « La majesté des collines et des forets était sans interprètes, et les nuages passaient, à la surface du ciel et de la terre, sans que personne ne dit le charme de leurs formes et les bienfaits de leur rosée41 ». Le nébuleux, la variation des formes enchevêtrées, les indéfinis atmosphériques constituent le cœur de notre vision. Certains créateurs interprètent et tentent de restituer les effets et la grâce du ambulo ergo sum. Dans ces moments en marche, les mots et les idées jaillissent, limpides, puis s’évaporent en osmose avec les plans de paysages successifs. Cette instabilité et ressourçante formation d’images se perçoit dans cette affiche pour une brocante de deux jours à Aarberg (2003).

rs

En l’absence de bols de grands-mères ou de meubles vintage, RS nous aspire dans l’intériorité de la flânerie: sur une surface à multi-focales, des ronds ondoyants de prismes colorés et irisés glissent les uns dans les autres, sans retenir une attention factuelle (p u c e peut se lire sans effort et sans nécessité).
Si nous devions, à l’image de RS, ne pas figurer littéralement l’objet de l’étude et s’abstraire d’un récit design, les mots les plus à même de parler de RS, sans jamais en parler, seraient ceux de l’écrivain Robert Walser. En 1917, alors que le café Voltaire bat son plein, Robert Walser écrit La Promenade, un livre que l’auteur définit aussi exigeant et difficile que « l’art de la guerre 42». L’auteur presque réactionnaire en ce début des avants-gardes et des utopies modernistes, endosse une position d’ermite, en retrait, où il célèbre « la probité, la bonne, vieille et noble frugalité43 ». Bien loin de ces futuristes trouble-fêtes et de ces artistes fascinés par la machine, la vitesse et l’ingénierie44, il écrit : «j’aime tout ce qui est tranquille et en repos, j’aime l’économie et la mesure, et j’éprouve une aversion profonde pour tout ce qui est hâte et précipitation45 ». L’éclairent particulièrement les lumières de ses promenades46.
« J’observais attentivement les choses plus infimes et les plus modestes, tandis que le ciel semblait monter vers le haut et s’incliner profondément vers le bas. La terre devenait un rêve, moi- même j’étais devenu quelque chose d’intérieur et je me déplaçais comme à l’intérieur de quelque chose. Tout extérieur se perdait, et tout ce que j’avais jusque-là compris était incompréhensible. Partant de la surface, je me précipitais dans les profondeurs, dont je me rendis compte dans l’instant qu’elles étaient ce qu’il y avait de bon. Ce que nous comprenons et aimons nous comprendre et nous aime aussi. Je n’étais plus moi-même, j’étais un autre, mais pour cette raison même je n’en étais que davantage moi-même. Dans cette douce lumière de l’amour, je croyais pouvoir constater ou devoir éprouver que l’homme intérieur est le seul qui existe vraiment47 ». Magistral tout en étant complètement marginal, Robert Walser pose avec parcimonie des phrases comme une quête de perte de soi, un parcours éloigné des sentiers de la reconnaissance48. Au cœur des années 1990, le paradigme numérique ne bouleversera pas le nœud de la pratique de Schraivogel. Il a déjà opté pour une position anachronique, il tient à mélanger des techniques (et leur connaissance) de différentes époques et il se ne sert pas de l’ordinateur comme d’un « outil puissant ». Le graphiste préfère un cheminement long, lent, imperturbable et il n’éprouve aucune fascination devant l’immédiateté et les potentialités du réseau connecté. Il ne rend pas compte de la complexité des révolutions numériques, mais de la complexité de l’identité humaine, dans une recherche éperdue de révélations créatrices.

Les mots-paysages
Words in their best order49.

Won’t50.

Lisp51.

Blue Suds52.

Highlands franklin52.

Autant d’œuvres d’Ed Ruscha qui dans une exposition fictive viendraient accorder un autre horizon à l’œuvre de RS. «Prisonnier de l’idée de paysage54», Ed Ruscha a très tôt associé un mot à un paysage (et à la température du mot), puis (à partir de 1973) des phrases à des paysages. « Words are pattern- like, and in their horizontality they answer my investigation into landscape. They’re almost not words- they are object that become words55 » . Coupé du sens et de son contexte, le mot acquiert une sonorité et s’incarne dans une atmosphère particulière56. Les mots flottent, le paysage se dissipe. À l’inverse de Ruscha57, les compositions de RS ne plient pas devant une ligne horizontale, une ligne chimérique, là où se rencontrent le ciel et la terre, cette ligne limite. Le graphiste structure le paysage sans les données de la perspective. C’est peut-être une façon de contrarier les lignes directives de ces foutus mots. En effet, les affiches européennes sont guidées par une lecture horizontale, qui se calquent moins sur notre rapport aux paysages environnants que sur notre culture du livre58 (les grilles orthogonale structurent la lisibilité. RS s’attache à sa déformation dans l’affiche Am Anfang war die Differenz, 1997). L’artiste et le graphiste court-circuitent le sens et le mot de leur contexte par une intégration aux paysages. Ed Ruscha a peut-être davantage un œil de photographe (et de graphiste, faiseur de livres) - il a consigné des années durant des mots-signes d’enseignes, il documente et disloque un répertoire visuel, notamment dans des recueils- là où RS aurait un œil de promeneur. Pour ce dernier, retenir, consigner n’est pas essentiel. Les lignes de RS s’inspirent davantage du défilement des nuages et des miroitements sur l’eau (cf Affiche The Apparence of beauty. Aspects of Zürich Interiors, 2008).

RS

Le marcheur se dissout lors de divagations dans des paysages fugaces. Amateur de marches dans les paysages contrastés aux alentours de Zürich, RS y a sans aucun doute dilué son appréhension des mots dans ces paysages. Lors d’une marche, des mots peuvent émerger à certains moments comme des éclairs, ils sont solidaires d’un environnement. Ils viennent se confronter à la matière et aux éléments (l’air, l’eau, la terre). Chez RS, avant les trois éléments naturels, l’élément premier du mot est la blessure. Les mots maintiennent des relations dangereuses et passionnées avec nos blessures, quelque soit les lieux de leur constitution et de leur naissance. On s’y abreuve et s’y empoisonne. On s’y miroite, on s’y dégoûte. Le paradoxe est constant : les mots sont sources et ressources, ils provoquent nos plus belles blessures59.
La sémantique liée la source éclaire le travail de Ralph Schraivogel davantage que le concept de liquide60. La source, la marche peuvent avoir ceci en commun qu’ils permettent de retourner à un point, à un fait simple.

RS

En 2013, RS est lauréat du prix Lenica, il conçoit l’affiche pour une exposition rétrospective de son travail. Une ligne noire zigzague en arrière-fond comme un tracé qu’on commence à faire pour esquisser un nettoyage d’ensemble. L’affiche livre immédiatement une impression liquide. Sur une surface aqueuse, des gouttes peuvent clapoter, éveiller notre soif de contemplation et des mouvements imperceptibles peuvent faire frémir depuis les profondeurs et réveiller des peurs61. « Là-bas sur le lac bien-aimé, où les larmes douces et sereines coulaient paisiblement (...) Toutes les pensées sommeillaient puis toutes les pensées épiaient de nouveau en éveil 62». La surface est constamment contrariée par dessus et en dessous. Tout est propre. Tout semble lisse, apaisé. À la surface des individus, la quiétude est un leurre. Le moindre impact peut réveiller ce qui doit rester calme. À la surface des affiches, on peut y amonceler le plus sombre sans l’énoncer. Le graphiste polonais Jan Lenica avait mis au point un trait noir, une ligne ténébreuse pour cerner l’humanité qu’il avait vu s’anéantir avec les régimes totalitaires. Lenica cherchait la liberté dans, malgré la noirceur, qu’il piégeait dans des labyrinthes. Ces derniers sont peut-être davantage une figure conceptuelle qu’une projection de marcheur de montagne (pratiquant). Un marcheur n’est pas devant un plan, mais dans la montagne, dans la campagne. Il est en immersion devant des successions de surfaces et de profondeurs.

RS

L’affiche Bitte Berühen (Museum of Design, Zürich, 2015) pour une exposition sur la dimension tactile de certains projets design s’avère être une invitation contrariante, l’affiche a elle-même un toucher bien terne, mais « S’il vous plait, touchez » non pas l’affiche, mais le ciel, les nuages, l’air,... ce qui est impalpable. S’il vous plait, touchez au-delà de votre perception, les sensations, les matériaux inaccessibles, à proximité.

Identités éclatées
Le répertoire de Ralph Schraivogel comprend de nombreux portraits et on peut y projeter, à travers eux, cette évidence : l’identité est multiplicité, passages, strates éclatées....

RS

Ainsi l’affiche de Paul « New Man » témoigne-t-elle de l’éparpillement d’une personnalité, d’une carrière, des rôles qu’on confie à l’acteur, des facettes que l’homme se donne. L’impression d’une continuité tient dans une reconstruction a priori. Se disperser (s'inverser) pour se construire est inéluctable. Le « plusieurs » n’empêche pas une cohérence de s’installer. Le travail sur le portrait des comédiens permet d’éprouver le concept d’identité - avec ses brisures, ses morceaux qui manquent, ces blancs- comme une unité disloquée.
Jamais la figure humaine n’est entièrement appréhendable. Charlie Chaplin se replie dans une brume éloignante, une toile tisse une protection où l’identité se retranche. (Lors d’une marche, les différentes brumes fluctuent la netteté des connaissances).

RS

Woody Allen multiplie ses autoportraits multiples à travers sa propre caméra et les rues propres de New-York (la marche urbaine entretient une soif de conquêtes, de soi, de moments glorieux, de possibles...).

RS

RS

L’affiche portrait d’Isabelle Huppert (l’unique affiche exclusivement dédiée à un corps féminin) insiste sur la part sombre et inatteignable de toute personnalité et ce, grâce à ce tissu protecteur fait de tâches de rousseur, alors même qu’il s’agit d’un portrait dénudé63. Le front scalpé de l’actrice flotte étrangement à l’orthogonale et contraste dans la maîtrise parfaite de l’image. L’image (de soi) demeure altérable et incomplète.
Ces portraits dans l’affiche renvoie à l’identité éclatée de l’ensemble des affiches de RS. La personnalité d’une affiche se comprend dans la création et la pensée des précédentes et des suivantes. D’ailleurs, la longueur de son processus de création lui permet de se défaire de mécanismes habituels en mettant le graphiste face à ses redites, en laissant émerger la multiplicité. Le choix de la rareté assoit la construction d’une œuvre polyglotte. « Au sujet de la forme, n’hésitez jamais à vous contredire. Bifurquez, changez de direction, autant de fois que nécessaire. Ne vous efforcez pas trop d’avoir une personnalité cohérente ; cette personnalité existe, que vous le vouliez ou non » conseille Michel Houellebecq64. RS ne conçoit pas ses affiches comme des ancrages identitaires, il ne donne jamais aux institutions culturelles une identité stable, continue. Ses affiches et programme pour le cinéma d’art et d’essai Filmpodium, ses catalogues et affiches du Kunsthaus, puis le théâtre de Neumarkt ne consolident guère une identité65, ni dans le temps66, ni dans les formes. Justement, l’affaire d’identité est de s’en dévêtir, de ne jamais trop figer. Qu’en est-il de ses auto- affiches ? Celles qui annoncent des expositions sur son travail ?

RS

En 1998, pour la School of Design Bern, Schraivogel dissimule une main colossale dans l’affiche. Le mot « Plakate » s’inscrit comme une ligne de vie67 incontournable. En pointillés, des droites toujours contrariées, des circonvolutions épanouies ou affolée-s pistent une ré-appropriation effrénée de la vie. Dans les deux affiches (Design Centrum Brno, Bibliothèque universitaire Une saison graphique 2017) les lignes all-over vives, puissantes, accélèrent (la sensation de vitesse à l’intérieur du cadre s’intensifie ces dernières années).

RS

Elles s’entremêlent tels des toboggans pour mots. Dans celles de Brno, des morceaux de nuages apparaissent. Littéralement, les affiches de RS sont glissantes : si on saisit l’une, l’autre nous désarçonne. Les sens glissent.

Une brève expérience de dessaisissement
Dans les valves de la communication graphique, les affiches de RS s’obstinent à la rareté. Elles sont de fragiles apparitions questionnant la disparition. Ses affiches si vite foutues dialoguent avec la disparition (effacement, dissolution, camouflage) non pour transgresser ou pour intriguer mais, pour offrir, dans l’espace public, un espace de déprise. « La disparition peut être une abrasion des significations qui maintiennent l’individu dans le monde, une brève expérience de dessaisissement68 ». Le dessaisissement est à double niveau. Il se situe dans l’acte de création car le graphiste s’y consacre des mois durant. Le dessaisissement appartient également à l’œil du regardeur, il lui faut accepter pour un temps d’être désarmé, accepter que le sens lui échappe, que le Sens, celui qu’il est sans cesse invité à suivre, n’existe qu’en pointillés égarés. D’ailleurs, le Sens ne répare pas, le fond aspire. Seules les formulations (des tentatives) apaisent. Il peut sembler illégitime d’avancer cette expérience de dessaisissement au cœur des objectifs et des intentions du design. Comment une affiche, cette feuille de papier réellement informative, parfaitement maitrisée pourrait-elle réussir concomitamment à nous mettre en retrait ? RS ne pose pas un « œil à la caméra » (cf l’affiche 50 Jahre Kino Studio 469), un œil critique, qui décode et décortique. Il injecte dans la ville des paysages-mots, des promenades qui précipitent l’œil dans un temps de flottement, un vide salutaire, quasi-méditatif (le spectateur peut spontanément concevoir qu’il a nécessité des heures de travail à son auteur).
« C’est quoi tous ces signes parmi nous qui finissent par me faire douter du langage et qui me submergent de significations en noyant le réel au lieu de le dégager de l’imaginaire70 » énonce Jean-Luc Godard dans Deux ou trois choses que je sais d’elle. Alors que le réalisateur morcelle et décrypte les signes et les enseignes dans notre quotidien, le cinéaste, accorde un gros plan prolongé aux formes autonomes et ondoyantes d’une mousse de café dans une tasse. L’œil-pensée voit et se révèle également dans ses échappées. Aujourd’hui, se noyer est une condition de la perception : combien d’heures use-t-on, profite-t-on pour (se) glisser dans les captures photographiques du quotidien ? dans les signes ? dans les reproductions artistiques ? dans les plans mouvements ? dans une tasse de café ? À regarder les effets de la pluie sur l’eau ? Les affiches de RS cadrent ses différents bains qu’ils superposent. Après avoir lutté des heures contre l’emprise généralisée des mots, ses affiches ne souhaitent pas non plus sceller la suprématie des images. Comment afficher la puissance de la création (d’affichiste), sans être autoritaire, en persistant dans une forme de simplicité? Ses affiches n’ont aucune prétention à proposer de nouvelles représentations du monde, à scruter les plaies de notre société. Multipliant des motifs, des échappées, elles peuvent se fondre dans le décor, sans aucun dessein officiel, c’est en cela qu’elles frôlent et irisent l’insignifiance. Elles offrent des chemins d’épuisement, des étendues pour s’abstraire, pour retenir ce «branloire pérenne71 » intérieur, propices aux mots et images flottants, entrelacés, à même de ré-enchanter ce foutu monde.

GodardJean-Luc Godard, Deux ou trois choses que je sais d’elleGodardJean-Luc Godard, Deux ou trois choses que je sais d’elle

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Parfois il faut des heures et des heures de marche avant de marquer un arrêt, ou inversement, de ne plus se remarquer en marche, et être dans et à cet instant révélateur- instant de disjonction-, conquis (par la beauté), surpris (de l’expérience), quiet. Certaines œuvres nécessitent des heures, des mois à la recherche de ce déclic. L’affiche finale est le point culminant de cette poursuite d’un renouvellement des conditions du voir pour découvrir d’autres épaisseurs, d’autres ondoiements. A ce point d’observation, on ne regarde plus le chemin parcouru (les étapes dites préparatoires; même si le processus demeure le plus vital, même si l’affiche est toujours processus) mais on scrute le paysage, grandiose. Il aura fallu descendre dans le silence, pour parvenir à habiter cet instant, ce forfond, déjà détrempé.

 

ZürichZürich, 16 novembre 2016.