Décors

En 2006, Ludovic Balland fonde son studio Typography Cabinet — 1 à Bâle. En quelques années, la paisible ville suisse et ses environs s’enorgueillissent d’un fleuron d’expérimentations architecturales. Au campement Vitra, Zaha Hadid matérialise son premier bâtiment, les Bâlois Herzog & De Meuron — 2 un improbable empilement d’archétypes de la maison locale. Mario Botta dresse un imposant musée à Tinguely, alors que Renzo Piano cristallise, à la fondation Beyeler, un zen contemplatif. La Foire d’art contemporain a sans aucun doute favorisé la pérennisation de ces écrins d’art. Dans les années 1950-1960, le design graphique, par son école, la Hochschüle für Gestaltung, et la communication de ses institutions, Kunsthalle et Stadttheater, érigeait Bâle comme un territoire d’exception. Emil Ruder, Armin Hoffmann et, dans un autre élan, Wolfgang Weingart façonnaient des œuvres incontournables.

 

Des livres d’architecture

Pour appréhender l’œuvre de Ludovic Balland, les meilleurs guides seraient, d’un côté, le quotidien français Le Monde et, de l’autre, les ouvrages (écrits ou bâtis) de Rem Koolhaas — 3. D’un côté, le fantasme d’une structure quasi irréprochable qui ordonne la lecture de notre monde, de l’autre l’élaboration croisée de constructions et de fictions. Dans l’entredeux, des questions d’architectures et d’imprimés. « La question éditoriale est au coeur de mon travail : comment éditer ? Comment lire ? ». Ludovic Balland a conçu de nombreux livres liés à des architectes contemporains — 4, pointant son expertise par une approche rigoureuse, un classicisme affirmé. Chaque livre impose sa logique propre et doit être étudié patiemment en tant que tel. Ainsi, Barents Lessons – ouvrage transcrivant un laboratoire de recherche de l’école polytechnique fédérale de Lausanne – se divise ostensiblement en trois parties, chacune convoque une texture graphique et un état d’esprit. À l’instar d’un atlas, la première informe via schémas, diagrammes et cinq cartes dépliables. Au centre, une immersion visuelle, véritable construction métaphorique, établie à partir d’un matériel photographique d’étudiants. Descriptif, le troisième volet expose l’ensemble des projets d’étudiants. Dans Barents Lessons transparaissent « un mélange germanique très structuré et une approche que j’essaie de rendre plus atmosphérique grâce à ma culture photographique ». Une culture que Ludovic Balland a développée en parallèle de ses études, lorsqu’il photographiait des bâtiments pour les archives de Genève. La couverture du livre condense la plasticité (ici de la carte maritime) et la scientificité du document. Différentes lectures sont possibles, une pédagogique, une autre plus passagère, une analytique. Subtilement déstabilisateur, ce désir de combiner les genres des typologies éditoriales s’incarne dans l’objet : aussi maniable et souple qu’un magazine ces onglets rappellent le catalogue technique. « La complexité est une richesse tant qu’elle est structurée. D’où cet intérêt pour le classicisme. […] Même si le livre reste une double page, peu importe l’épaisseur du livre, il est un terrain qui doit avoir du relief. J’aime les livres que je dois feuilleter plusieurs fois, qu’on peut commencer à n’importe quelle page et dont le contenu s’offre sous différentes lectures possibles ». Les livres de Ludovic Balland réactivent les problématiques actuelles des pratiques éclatées de lecture tout en accordant une attention aux moindres détails de la micro et de la macrotypographie. « Me fascinent l’articulation, le miroir, l’architecture de la page, le placement des images et le rythme de lecture. Comment lire ? Comment rompre les rythmes de lectures, la mise en page ? Tous ces éléments constituent, ce que j’appelle la dramaturgie éditoriale ». Il faut scruter l’espace entre les pages 127 et 129, entre les illustrations, entre le fond de la page (ou de l’affiche, le constat est le même) et ses informations. L’espace blanc entre les lettres, les marges ou justement l’absence d’espace entre deux photographies est un fluide de déplacement, un mur de projection. L’espace n’est pas forcément le vide mais un lieu de frottement, une zone de flottement. Au-delà du fait d’architecturer un ouvrage, Ludovic Balland a une manière toute particulière de dessiner des espaces et par extension, de faire circuler le regard.

 

Théâtre de la ville de Bâle, une institution graphique

Pour sa première prise en charge de la communication d’un théâtre, Ludovic Balland affirme ses positionnements graphiques : le noir et blanc, le rejet de toute photographie de spectacle et une identité architecturée sur la base du logo du théâtre. Décembre 2011, le directeur du théâtre Georges Delnon sollicite le graphiste, avec un cahier des charges stipulant qu’il ne devait pas modifier le logo existant de Müller + Hess. Ludovic Balland part de cet élément préexistant, le place systématiquement à la verticale comme hauteur d’un cadre à l’intérieur duquel toutes les informations se posent. Cette hauteur (ou variable) typographique s’adapte à tout support. Par un jeu de bascule, ce signe, qui n’est pas de lui, devient sa signature. Réduite à quelques filets et trois flèches contenant des informations spécifiques — 5, cette signalétique culturelle impose une logique d’immédiateté des informations et s’affirme par la création d’une typographie originale. Ainsi, les affiches se retirent du répertoire de l’illusion théâtrale (les affiches ne sont ni une illustration de la pièce, ni un regard – iconoclaste ou critique – sur la société). Le système repose sur une construction linéaire, clairement didactique. Les décors habituels, qu’ils soient métaphoriques ou minimalistes, s’effacent au profit d’une mise à nu des structures et, là aussi, des circulations du regard. « Ce concept purement typographique écrit une structure,un module architectural, que j’aime voir évoluer dans un contexte urbain ». La plaquette de saison devient un objet éditorial à part entière, perturbant, dans son contenu et sa forme. Fonctionnelle, hyperstructurée, cette efficacité se voit contrebalancée par un nivellement de lecture provoquant d’imperceptibles dérèglements. En effet, chaque année, le théâtre confie à un plasticien (via le commissariat de Hans Ulrich Obrist) la conception d’une œuvre d’art diffusée ensuite dans une publication. Cette année, l’artiste anglais Ed Fornieles imagine une pièce avec un scénario écrit à partir d’échanges qu’il a provoqué sur Facebook. Ludovic Balland décide d’inclure ce projet dans la brochure. Sur un registre d’équivalence et de confrontation, chaque objet a sa page — 6 : à gauche, le sitcom Facebook ; à droite, la programmation du théâtre. L’œil passe spontanément d’un univers à l’autre, c’est un jeu sur deux plateaux . La plaquette de saison énonce son contenu double sur sa tranche avec le trombinoscope de tous les acteurs de la pièce Facebook. Ce décalage, l’objet éditorial le concrétise : le programme a le format d’un agenda d’entreprise, cartonné comme une bande dessinée avec le poids d’un livre. La brochure questionne : où est l’espace de la création ? Celui de la réalité ? Les passerelles entre amateur et professionnel, information et fiction s’enchevêtrent, les structures (les grilles de mise en page ou la scène, ses coulisses et son auditoire), se perméabilisent. Comment surgir — 7 à nouveau et dans le contemporain (notamment dans l’histoire graphique du théâtre où Armin Hofmann a laissé des pièces magistrales — 8) ? De quelle manière l’écriture mise en place transforme-t-elle notre regard ? Rigueur typographique ou signalétique identitaire, le système fonctionne selon une économie minimale obligeant à questionner nos traditionnelles grilles d’interprétation. Une telle rudesse visuelle nous oblige à choisir, à lire ou à décoder, plus que l’affiche : l’univers des signes (et des non-signes) qui l’environnent.

 

Varsovie contemporaine

En choisissant en 2009 le graphiste suisse, la direction du musée d’Art Moderne de Varsovie marque la rupture avec la picturalité du graphisme polonais et la fameuse école qui a érigé la représentation allégorique en tant que geste d’auteur. Ludovic Balland remet la création typographique au cœur de la ville. Son identité donne vie et visibilité à ce musée qui est alors dépourvu de murs propres. L’architecte suisse Christian Kerez devait y construire un lieu pérenne, le projet vient d’être abandonné. En 2009, la première identité se caractérise par un triple cercle rouge — 9 et un M pour Museum, autour duquel se calent des photos d’expositions et une composition typographique. Le vocabulaire usité évoque celui de l’avant-garde (le jeu de contrastes renvoie au constructivisme, la tension de l’oblique à Tschichold — 10, l’abus des filets au dadaïsme, etc.). Ludovic Balland accorde une visibilité internationale à un art et à une avant-garde polonaise peu connus du monde occidental. Ses affiches distillent des variations graphiques alertes avec des stratifications, des chevauchements de symboles et de textes, des diagonales directionnelles. L’instantanéité de la lecture comme la reconnaissance de l’institution est manifeste — 11. Ludovic Balland construit sur fond blanc des architectures typographiques monumentales, remémorant certains préceptes ou certaines expérimentations de Wolfgang Weingart — 12. Dans cette logique de déployer aisément les outils du typographe qui règle et dérègle avec précision, du graphiste qui cherche l’équilibre et la force pour transformer les informations en image. En trois ans, le système graphique a évolué. Par exemple, deux affiches, celle du premier festival Varsovie en construction, datant de 2009, et celle de 2011 : l’une se construit sur l’architecture du bâtiment de Kerez, la dernière sur l’architecture que dessine la lettre. Les premières affiches sont davantage « hétéroclites, chaotiques, illustratives ». Dans les dernières, la structure de la lettre se suffit à elle-même et ordonne un rythme plus posé. Peut-être moins visibles, les ouvrages participent à distinguer cette communication graphique. Dès le début, les livres sont de format légers, toujours en deux langues, avec une qualité d’impression standard (correspondant à la réalité économique et artisanale polonaise). Qu’ils s’agissent d’un catalogue d’exposition ou d’un recueil de conférences, les illustrations circulent dans le texte suivant un protocole précis. La navigation dans l’architecture de la page fluidifie le voyage entre les images, les notes, sans négocier la prévalence au texte. Si la ligne éditoriale s’élabore au fur et à mesure (les documents édités sont disparates), l’homogénéité transparaît dans les jaquettes qui livrent dans leur intégralité le contenu de l’ouvrage ! Depuis 2011, l’identité des affiches et des livres s’homogénéise par l’utilisation d’une typographie spécifique redessinée par le studio Typography Cabinet à partir de panneaux signalétiques de la ville. L’histoire polonaise revient, sans le crier, au centre de la communication de ce musée en manque de soutiens.

 

Arrière-scène

Typography Cabinet cisèle chaque millimètre de ses propositions. Un classeur consigne chacune de ses longues phases de recherches. C’est la base, la partie où il faut donner le plus de temps, d’énergie. La réalisation est environ un pour cent de cela. C’est un choix de mon bureau. Tant que nous n’avons pas cette certitude et cette maturité, le projet ne peut émerger. Un siècle plus tôt, à Bâle, Nietzsche interrogeait l’opiniâtreté du créateur dans Humain, trop humain : « L’imagination du bon artiste ou penseur, ne cesse pas de produire, du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement extrêmement aiguisé et exercé, rejette, choisit, combine ». — 13.