Le sujet "femmes et graphisme" est délicat : trop en parler risquerait de gonfler le problème, le taire passerait pour un aveuglement bien-pensant. Le graphisme écrit à peine son histoire, alors il lui est difficile d'émettre des autocritiques – notamment sur son rapport aux femmes – et d'interroger, par exemple dans son histoire, les particularités de l'éducation des filles. Actuellement – les personnes précédemment interviewées le confirment – leur souci majeur est de faire reconnaître leur profession, le graphisme.

 

Les balisages de l'écrit

Cette absence d'histoire est sans aucun doute un avantage. Comme rien n'est écrit, tout peut encore s'écrire. Si nous établissons un parallèle avec l'histoire de l'art, la situation est éclairante. Ce n'est qu'à la toute fin du XIXe siècle— 1 que les femmes purent intégrer l'École nationale des beaux-arts et pratiquer l'étude du nu. Sans cours d'anatomie, il leur était impossible d'atteindre le genre noble par excellence, la peinture historique. Aussi les rares femmes peintres des siècles passés dont on connaît les noms s'imposèrent dans les genres dits "mineurs", portraits, natures mortes, etc. Si l'arrivée des femmes au sein de la peinture, fin XIXe siècle, s'est amplifiée avec le groupe des impressionnistes, les tableaux de Berthe Morisot, Mary Cassatt et Eva Gonzales représentent essentiellement des scènes d'intérieur et d'intimité. L'espace au sein du tableau marquait davantage l'oppression que l'ouverture au monde. Ces quelques spécificités n'ont été relevées comme telles qu'a posteriori, au cours des années 1970, dans des écrits féministes — 2 qui contribuèrent à mettre sous les feux de la rampe l'œuvre de femmes. Aujourd'hui, les files d'attente pour des expositions de Camille Claudel ou Mary Cassatt ne surprennent pas. Mais au début du XXe siècle, peu d'écrits retenaient par exemple le travail de portraitiste d'Élisabeth Vigée-Lebrun et, si c'était le cas, le qualifiaient de "joli", d'"émotionnel", bref, le déconsidéraient du fait qu'il était issu de la main d'une femme. Dans ce cas, le genre de l'auteur devenait signifiant et empêchait l'universalité de son œuvre. Cette absence de femmes dans l'histoire de l'art écrite (Élisabeth Vigée-Lebrun fut très prisée de son vivant) ainsi que leur intégration par défaut au système officiel fut un lourd héritage. Cantonnée au rôle de modèle, la femme était de l'autre côté de la toile entre la muse madone et la muse prostituée, entre la vierge folle et la vierge sage. Ce n'et pas sans raison que la photographie fut un genre très tôt investi par les femmes : le médium naquit au moment où l'éducation artistiques des femmes leur était plus ouverte, et il n'était pas entaché d'un héritage "castrateur". En histoire de l'art, ces interrogation ont émergé dans les années 1970 grâce à des essais anglo-saxons. Elles ont mis plus de vingt ans pour parvenir en France — 3. Pourtant, à la base de ces essais, on trouve la pensée française (Simone de Beauvoir, Luce Irigaray, Hélène Cixous, Pierre Bourdieu, Julia Kristeva, etc.). À cette époque, se distinguent deux attitudes féministes, schématisés pat deux modes de pensée, un courant universaliste (femmes et hommes sont égaux, sujets de leur vie, où la norme est la liberté et la créativité, position de Simone de Beauvoir) et un courant essentialiste (issu d'une philosophie du deux, il affirme une irréductible différence entre l'homme et la femme, position de Luce Irigaray). De cette scission naquirent de nombreux conflits.

 

Des errances du statut de la créatrice

En 2005, la Corderie de la Biennale d'art contemporain de Venise s'ouvrait sur les images du collectif Guérilla Girls qui, depuis vingt ans, à coup de montages photographiques ou de happening toujours accompagnés de slogans dénonciateurs, démontent la réalité des femmes artistes : « Travailler sans la pression du succès. Ne pas être obligée d'exposer avec des hommes […]. Savoir que votre carrière pourrait devenir brillante à quatre-vingts ans. Être assurée que, quel que soit l'art que vous fassiez, il sera appelé féminin. […] Avoir plus le temps de travailler, une fois que votre mec vous a quitté pour une plus jeune. Être rajoutée dans les versions révisées de l'histoire de l'art. Ne pas avoir à subir la gêne d'être appelée un génie — 4 ». Sans tomber dans une vision paranoïaque ou une attitude victimiste — 5, une femme œuvrant dans les champs de la création, notamment en France, peut douter pour un certain nombre d'étapes de son parcours : affirmation et confiance (favorisée par les bourses, le mécénat), reconnaissance (exposition, articles, monographies) et donc de son éventuelle zone d'influence. Pour Virginia Woolf et Simone de Beauvoir, l'absence de femmes dans le domaine de la création (idem pour la philosophie et la science) s'expliquait par la place que la société leur accordait, le peu de moyens que cette dernière investit en elles. « Pour expliquer ses limites, c'est donc sa situation qu'il faut évoquer et non une mystérieuse essence ». — 6 Aujourd'hui, cette dépendance économique est incomparable à celle d'il y a un siècle, mais l'intégration et surtout la reconnaissance des femmes au registre de la création demeurent relatives.

 

©Guerrilla Girls  — 7

 

De la particularité du graphisme

Le graphisme est à la fois plus favorable à la situation des femmes que l'art, et en même temps problématique, puisqu'il touche à la créativité. Le mot graphiste a l'avantage d'être aussi facilement usité au féminin qu'au masculin. Le graphisme est une activité professionnelle rétribuée, il est moins sujet aux aléas subjectifs du marché de l'art. Dans les faits, mener à bien une entreprise ou un atelier et s'impliquer dans la profession sont des étapes réussies par beaucoup de femmes (Laurence Madrelle, ex-présidente de l'AGI s'apprête à fêter les vingt ans de LM communiquer idem pour les Thérèse Troïka ; Susanna Shannon publie un recueil de ses travaux, l'œuvre d'Anette Lenz est exposée à Échirolles, etc.). Ces exemple ne demandent qu'à être encouragés et suivis. Alors que l'histoire de l'art se pense pendant des millénaires au masculin, le graphisme prend son essor au moment où les femmes sont autorisées à intégrer l'École nationale des beaux-arts. « À l'ENSAD, les jeunes filles doivent attendre 1932 pour être admises dans les ateliers, […] cette mesure permet de commencer d'uniformiser l'enseignement et introduit le principe de mixité ». — 8 Mais 1932 est aussi l'année où se crée un atelier de l'affiche publicitaire. D'ailleurs, les arts appliqués et décoratifs — 9 (y compris le design et l'architecture) ont toujours plus facilement été investis par les femmes (cf. le Bauhaus et le constructivisme russe, et des personnes telles Alexandra Exter ou Natalia Gontcharova, etc.). On a retenu Sonia Delaunay davantage sa capacité à changer de genres et de matériaux artistiques, que son rôle de pionnière dans l'abstraction. Autre élément, la profession favorise le fonctionnement en collectif. Travailler en duo, a fortiori en couple ou en collectif, est un rempart de plus, face aux peurs et aux a priori de notre société à l'encontre d'une femme seule. Nous ne possédons pas de statistiques en la matière, tous les constats sont non chiffrés, et les comptes rendus sont sujets aux impressions ressenties et aux expériences personnelles. Mais c'est un fait : les jeunes filles, largement majoritaires sur les bancs des écoles de graphisme, se retrouvent minoritaires dans les livres d'histoire, les revues — 10 et les expositions. Statistiquement, mieux vaut être du genre universel et masculin pour qu'on retienne votre nom et votre œuvre ! Au milieu des années 1970, l'essai de John Berger Voir le voir (traduit aux édition Alain Moreau en 1976) connaît un succès retentissant. Abordée dans ce livre et largement reprise dans les écrits et les œuvres féministes de cette époque, l'image de la femme comme objet dans la publicité sera fustigée. Mais notre rapport au monde se trouve aussi sur la sellette. « La vue marque notre place dans le monde. […] Notre façon de voir dépend de ce que nous savons ou de ce que nous croyons. […] Ce n'est jamais sur un seul objet que se porte notre regard, mais sur le rapport entre nous et les choses ». Notre conditionnement sur le statut des femmes dans les sociétés véhicule préjudices et œillères. Surtout, ces relations entre le graphiqme et les femmes ne peuvent se penser en dehors de la place que la société accorde à la femme et que celle-ci se forge en bataillant. Pour les femmes graphistes, l'implication au sein de la société est autrement plus réel qu'un cheminement plus ou moins marginal de l'artiste. Dépendante de la commande et de la situation économique, elle a à répondre à une demande de réalité de la part des municipalités, des structures culturelles et/ou commerciales. Elle est en prise directe avec l'ici et le maintenant, autant dans ses sujets, ses formes que ses conditions d'existence. Aussi, la femme graphiqte a-t-elle à affronter le risque d'une double invisibilité : une méconnaissance de son métier par la société et une reconnaissance incertaine de ses pairs. Solidaires des enjeux et des difficultés de leur profession, les graphistes femmes se retrouvent seules dans leur difficulté à être perçues comme interlocutrices sérieuses et comme artistes de qualité.

 

La discrimination des mots

En France, le mot féministe fut d'emblée suspect. En compulsant les interviews, peu de femmes s'affirment comme telles. Le terme féminisme a dès sa naissance été connoté péjorativement, même les femmes se sont méfiées et interrogées sur son emploi. Défini comme doctrine, il est associé à un engagement militant aussi éloquent par son aveuglement dogmatique que fut celui du communisme ou du maoïsme (la lutte des classes face à la lutte des sexes). Mais le définir est difficile, puisqu'il peut y avoir autant de féminismes que de féministes (hommes inclus). Pour Simone de Beauvoir, est féministe une personne qui prend conscience de la condition des femmes, pour d'autres, la connotation militante est nécessaire. L'exemple du Canada et des États-Unis, avec leurs départements de gender studies au sein des universités de sciences humaines, ne fut pas suivi dans l'Hexagone, car trop éloigné de l'esprit français. Pourtant, en prenant un autre point de vue, certes partial et partiel, ces études permettent de varier les grilles de lecture et de redécouvrir les œuvres.