Ce texte a été écrit dans le cadre d’une journée de rencontres autour du thème “Graphisme et transmission”, organisée par l’AGI France, le 7 décembre 2015 à la Colline – théâtre national à Paris.

 

 

Comment ouvrir un cercle, sans le dénaturer ?

 

Comment résoudre l’impossibilité d’ouvrir une figure fermée ?

 

L’Alliance graphique internationale est née aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, d’un pays fracturé entre collaborateurs et résistants (la France) et d’un pays neutre (la Suisse) 1. L’AGI se fonde sur ces déchirures, dans un paysage marqué par des ruines et des peurs insondables: une barbarie et sa démesure meurtrière se sont propagées au cœur de l’Europe en quelques années. Créer une association sur le Vieux Continent en 1950, situe, chaque membre, même malgré lui, face à l’impossibilité de comprendre la haine 2 et les déroutes de l’innocence. “Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme” 3 écrit Primo Levi en 1947 dans Si c’est un homme. En 1951, la première réunion annuelle préfigurant l’AGI rassemble l’Angleterre, le Danemark, la France, les Pays-Bas, la Suède, le Royaume-Uni et la Suisse. Un an plus tard, l’association dépose ses statuts et, la décennie suivante, l’alliance déploie cet impératif: mettre les designers “face-à-face” 4. Ainsi se définit-elle comme une organisation de professionnels unis, au-delà des différences de nationalités et de cultures esthétiques. Elle se dessine comme une cellule de vigilance ayant pour but de “perpétuer l’excellence”. Se connaître entre maîtres pourrait éviter les emportées nationalistes, s’en remettre à l’excellence renoue avec la raison moderniste. Le designer ne doit plus être un “spécialiste”, il doit être capable de penser “en relation avec les besoins de l’individu et de la communauté”, “au service de la vie”, écrit le Hongrois naturalisé américain László Moholy-Nagy en 1947 5 . L’AGI scelle sa détermination constitutive face à l’histoire plus qu’aux contextes économiques. À sa manière, l’AGI répond à cette “insulte” de l’homme à l’homme et prend part de façon décisive et collégiale à la reconstruction. Agir. Du côté de l’action collective, de l’organisation, de la monstration, l’AGI positionne le graphisme comme un acteur de l’après-guerre. Dans ses statuts, il s’agit de défendre les droits et les intérêts des graphistes (afin qu’ils ne soient pas des figures isolées et piégées dans les directives gouvernementales). Cette alliance, ce cercle, bien que fermé, marque la volonté de ne pas divorcer du réel. 

 

En 1910, Vassily Kandinsky faisait du triangle “au mouvement à peine sensible”, la métaphore de l’artiste avant-gardiste, en première ligne, en haut, menant au “contenu chargé d’émotion et de signification de sa vie spirituelle” 6 . Le peintre, sur le chemin de l’abstraction, regrettait que cet homme isolé puisse être incompris, assimilé à un “un imposteur, un dément”. Au fil des années, avec ses compositions aux cercles, gravitant autour de figures plurielles et dynamiques - sans aucun doute approfondies grâce à son expérience communautaire au Bauhaus - Kandinsky s’éloigne de toute obsession pyramidale. Dès les années 1930, la figure du “guide” sur son sommet porte l’ombre angoissante d’un “duce” et d’une fureur aveugle. 

La figure du cercle, dans les années 1950, répond à la nécessité d’un pansement holistique. De 1947 à 1952, une équipe de onze architectes, parmi lesquels Wallace Harrison, Oscar Niemeyer et Le Corbusier, réalise le siège des Nations unies. Le bâtiment de l’Assemblée générale, avec sa salle aux murs concaves, traduit dans le bâti, cette idée d’une solidaire fluidité circulatoire 7

 

L’AGI saisit l’importance de cette émulation collective pour asseoir et écrire sa propre histoire. Le graphiste ne peut plus être ballotté entre les idéologies. Des hommes, élus par leurs concitoyens ou choisis par des graphistes membres d’un autre pays, représentent dorénavant la profession, échangent leur conception, se rencontrent pour confronter la singularité de leur pratique. L’Alliance organise des congrès, des expositions, des dîners. Elle change chaque année de capitale. Les graphistes valsent entre le continent américain, l’Europe et l’Asie; ils prennent l’avion et suivent les signalétiques en linéales. L’AGI tente d’en rendre compte à travers des publications, où elle restitue les traces de ces échanges et l’œuvre des graphistes, classée par ordre alphabétique et par pays ; un classement qui répond à une logique d’égalité, où chaque graphiste voit son année d’entrée dans l’AGI indiquée en face de son patronyme. La publication de FHK Henrion, AGI annuales, 1952-1987 8, est, à plus d’un titre, remarquable. Dans son introduction, FHK Henrion évoque Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes de Giorgio Vasari, comme un modèle. Aussi lit-on son anthologie comme une galerie d’hommes sérieux 9, un “panthéon” de graphistes, figures essentielles dans leur discipline et acteurs à part entière de la reconstruction d’après-guerre, se positionnant entre le designer (artiste objectif) et le publicitaire 10. Parmi ses photographies de famille, Madame Excoffon ou Madame Garamond 11, passent parfois une tête et contribuent à “la bonne humeur” 12 . Les photographies en noir et blanc égrènent l’histoire de ces rencontres. L’AGI se renouvelle chaque année (en accueillant de nouveaux membres) et chacun est tenu de verser une cotisation annuelle. Aucun membre (français du moins) de l’AGI n’est à l’aise avec cette logique de cooptation et distinctions. Un cercle délimite des élus et un dehors, il élit un parcours, et sans aucun doute le reconfigure. A l’intérieur de cette circonférence, des êtres choisis par leurs singularité s’expriment, voire justement, ont un cadre et la responsabilité d’accélérer le processus d’individuation. Au fil des photos choisies par Henrion, on imagine les silences, les éclats, les tirades entre ces auteurs. Ainsi cette photographie, prise lors d’un congrès pour étudiants à Amsterdam en 1983, rassemble en plongée Wolfgang Weingart, Gunter Rambow, Waldemar Swierzy, Jan van Toorn, Anthon Beeke, Ootje Oxenaar, Wim Crouwel, Jurriaan Schrofer et Simon den Hartog. Ou celle datant de 1960, à Saint Germain-en-Laye, où Will Burtin susurre en toute complicité à l’oreille de Willem Sandberg. On sait que de belles amitiés internationales sont nées lors de ces rencontres, que des graphistes ont été invités à imaginer des workshops, et à donner des conférences à l’étranger. Autant d’occasions de propager et confirmer leur discipline. Avant Internet et l’intensification des publications consacrées au design graphique, les graphistes membres, pour certains enseignants, pouvaient présenter l’œuvre d’un confrère à leurs étudiants et faire des études de cas précis, ou transposer certaines idées à d’autres contextes. L’AGI permet à ses membres de sortir du microcosme de leur pays. L’AGI tisse des liens, une histoire souterraine, mais décisive pour l’histoire officielle de la discipline. Elle provoque des faits qui ne seront jamais consignés, de l’ordre de l’imperceptible, ces instants d’éternité, ces étincelles décisives: ce qu’un graphiste a pu rêver devant l’œuvre d’un autre graphiste, ce qu’il a pu déceler ou inventer a posteriori en conversant avec un autre membre. Cet entre-soi est un terrain d’altérité, lieux de débats transversaux et parfois transgressifs. À chacun de ces graphistes d’assumer cette mission, de se retrouver seul, sur le terrain de la rencontre, de ce si simple, parfois désarmant et éprouvant, “face-à-face”. “L’individu n’est pas tout-puissant. Il est résolument fini. Il n’est que frontière, ligne au-delà de laquelle il se fantasme, ligne en-deçà de laquelle il se déçoit. (…). Poser le «souci de soi» au fondement de l’individu, c’est affirmer l’égalité comme cadre relationnel” 13.

 

En 1950, l’association de l’AGI à un cercle était éthique, au fil des décennies, on retient davantage une certaine forme d’arrogance. Cette journée du 7 décembre 2015 en choisissant comme thématique la transmission réaffirme le refus d’un repli sur soi et contrarie cette métaphore du cercle, tout en rappelant sa condition d’existence, le “dehors”. La nécessité d’un cercle s’affirme par résistance à des forces extérieures qui avivent, décentrent, exhortent au mouvement permanent, de façon plus ou moins perceptible. Cet extérieur invite à penser l’au-delà, le “trans-”, à transformer le cercle, figure trop rassurante, qui aujourd’hui, paraît bien inappropriée face aux appels de notre société. En témoignent d’autres figures, les figures entrelacées tels les bâtiments de Frank O.Gehry 14  ou celles issues de cet “Elastic Mind” 15 accéléré par le bitmap, le pixel, la 3D….Le numérique est une épreuve conceptuelle (et également physique), une chance de pouvoir remettre en question nos paradigmes. Nos machines calculantes obligent et permettent d’inventer d’autres circuits de circulations, d’autres rapports à nos corps, de retravailler nos outils théoriques. Plus que jamais, chacun surveille l’obsolescence de ce qu’il crée (de ses compositions comme de leurs applications). Depuis quelques années, l’AGI semble s’élargir, s’ouvrir à des praticiens multimédia, découvrir d’autres territoires, géographiques ou de création. D’une certaine manière, elle cherche à solidifier et à ne pas rigidifier une discipline, à se plier à la seule école sérieuse qui vaille, “l’école de souplesse”, expression empruntée à Lucien Febvre. Ce dernier, en invoquant cette tension de la souplesse, témoigne “d’un monde en état d’instabilité définitive” et de l’histoire comme d’une condition indispensable pour comprendre notre monde afin “de vivre avec d’autres réflexes que ceux de la peur, des descentes éperdues dans les caves” 16. Cette journée du 7 décembre reconsidère cette idée de souplesse, qui traduit davantage une “attitude” face à la vie et oblige à faire face aux inquiétudes actuelles. Qu’est-ce qui prend à l’AGI France de vouloir se donner d’autres formes, d’agir en dehors des congrès annuels? 17  Peut-être la France se sent-elle provoquée par une époque de déchirures, où les inégalités sociales et économiques, où le flux continu de paroles politiciennes avec leurs formules insultantes, sans aucune retenue rationnelle se heurte à chaque micro-seconde à une horloge urgentiste enchaînée aux marchés (qu’ils soient liés à l’information, à l’innovation ou aux finances). Malgré les légiférations, malgré les alertes télévisuelles en bruit de fond, les distinctions non seulement continuent à opérer, mais s’intensifient. Ces distinctions-là n’élisent pas, elles confinent chacun à sa place. Avec ses objets de distribution publique, ses ephemera en prise directe, ses modules d’orientation commune, le graphisme ne peut pas cautionner ces distinctions sans se condamner. C’est, peut-être, justement parce qu’il est de peu de poids dans ces équilibres financiers et qu’il n’est pas corrompu par un jeu de surenchère que le design graphique peut affirmer avec force son rôle. Et si, d’une autre manière qu’en 1950, les graphistes œuvraient inlassablement à trouver des voies de participations éclatées? Évidemment, en cinquante ans, tout a changé. Le cercle est un fil conducteur illusoire, voire fourbe au sens où il hésite entre une figure essentielle (“seuls les objets très simples (peuvent) donner naissance à des suggestions étendues et multiples” 18) et une stratégie dorénavant inadaptée. 

 

Quelle figure inventerait en 2015 Kandinsky pour évoquer l’apport des créateurs à la société et la transformation qu’elle induit?

Si le thème choisi, “Transmission”, recèle également un clin d’œil, plus noir 19 et irrévérencieux à Joy Division, c’est à travers lui que les graphistes continuent à mener les missions de l’AGI, sans oublier de rester au plus proche du réel et des autres. Le recours au terme de transmission, circonscrit au champ de la communication, induit une dimension plus technique et une certaine forme de froideur. “Transmission” renvoie à la figure du graphiste “émetteur”: un graphiste émet via des supports (papiers, numériques) des messages. Entre le message et le médium, différentes distances s’instaurent. Que transmet un graphiste au-delà du message que le commanditaire lui confie? Comment transmettre cet au-delà? Au siècle des “complexités 20, où on envisage l’externalisation de la connaissance via des supports numériques, la transmission se rêve en constante mutation. “L’éducation traditionnelle est celle de la représentation d’un monde fragmenté qui s’oppose à la complexité, à l’incertitude, à l’interaction” 21 . Comment transmettre sur ce terrain friable? Peut-être, pourrait-on demander en écho au texte de Vivien Philizot, “Quand y a-t-il transmission”? Quand je démontre, je montre, j’explique, je problématise? Les graphistes aiment les photos de leurs objets mis en situation dans l’espace public, quand ils inoculent l’intelligence de leurs formes dans le bain visuel quotidien, quand ils sont des maîtres ignorants, quand avec assurance et anonymement, ils participent à l’émancipation intellectuelle, culturelle, personnelle. La rencontre avec une pièce graphique peut être une véritable expérience, sans commune mesure avec les leurres chosifiants. Les objets graphiques se disséminent malicieusement dans la logique contemporaine, participant à cette idée d’une transmission émiettée et compulsive. Leur partout et leur nulle part, en font des mines d’individuation. Peut-être en est-il de la (haute) transmission graphique comme d’une fleur: elle n’a, la plupart du temps, aucun soin pour elle-même, elle ne se demande pas qui la regarde, qui la comprend. Elle est, à portée de mains. Et certains passants, la regarderont, voire la cueilleront pour prendre part à la transmission. C’est la fleur main de l’affiche de Pierre Bernard. La fleur main prend racine de la main qui démontre, qui délimite le langage, et cette main didactique n’est pas l’unique voix de transmission. La fleur main n’enferme pas le monde, elle le laisser transiter. La transmission s’accomplit dans la dépossession. Incontestablement, la transmission est une nécessité citoyenne: redonner ce qu’on a reçu lors de l’enfance, ou ce qu’on reçoit encore, tous les jours; ré-offrir, à l’autre, aux autres, de l’attention. L’élitisme (vertueux) consiste à assumer un répertoire intellectuel et culturel précis, requérant un effort d’accès, l’élitisme (vicieux) endommage ce répertoire en le croyant le seul légitime (et ainsi le façonne comme une minorité autoritaire). Il faut d’autres, et beaucoup d’autres, cercles, fleurs, disciplines, échecs pour regarder, avec attention, ce si minuscule monde… Bien dérisoire au regard des tentatives de transmission entreprises. 

 

Quelques mois plus tôt, dans les murs de la Colline, résonnaient les voix des acteurs jouant Les Géants de la montagne de Pirandello, des acteurs rejetés, errants. Pirandello ne résoudra jamais l’issue finale de son “mythe”. Faut-il rester entre soi, entre acteurs d’une même scène, poètes à vifs et incompris accueillis par des poètes définitivement repliés, plutôt que d’entrer en face-à-face avec les géants de la montagne obnubilés par la Construction, insensibles à la création contemporaine? Faut-il croire qu’il y a une scission (ou des périodes de scissions) entre des êtres dévorés par leur art et la pure poésie et des brutes se coltinant la terre de la réalité? De chaque côté de cette fable, des géants. Il n’y a aucune résolution dans ce face-à-face d’incompréhension, il n’y a que des tentatives, il n’y a que des pièces (d’auteurs). On pourra dire qu’il s’agit d’une autre scène, d’art. Que le design graphique est un espace organisant ce fossé, un espace de médiation, structurant et consolidant les informations et les connaissances, un passeur de lisibilité. Dans les creux du design graphique, se sédimentent des nœuds archaïques, comme celui de la difficulté fondamentale de communiquer avec ses semblables. Ce creux des écarts (des pensées, des corps) constitue la nécessité de croiser, heurter, mettre sur la même route des écritures bigarrées, car le danger de l’incompréhension est moindre face à celui de consigner l’autre (entité, discipline) à sa place, à un ordre asphyxiant.

 

“Mais non, je ne suis pas un exalté, moi, j’ai vraiment cru en cette œuvre”….

 

Le comte, in Luigi Pirandello, Les géants de la montagne, version française de René Zahnd, l’Âge d’homme, 1999, p.52.

 

Affiche Graphisme et transmission - la journée de l’AGI, Pierre Bernard, 2015. 

 

Several circles, Vassily Kandinsky, 1926.